« Dans quinze jours ça sera sérieux… vous ne verrez pas !… »
J'avais rien dit… je pensais à son Moorsburg, ça devait être chouette et on serait bien reçus ! même avec nos gros bouquets !… j'aime pas la campagne, je sais pourquoi… partout vous êtes reçu suspect, alors nous ?… et en Prusse ?… ç'aurait été bien pire en France, je veux !… Moorsburg ?… la très haute protection d'Harras nous servirait pas à grand-chose… qu'à être plus mal piffrés sans doute… est-ce qu'il se faisait des illusions, Harras ? je crois pas… il se débarrassait… il avait pas le choix… le bled où nous allions, un hameau !… il me montre sur la carte : Zornhof… un nom à retenir : Zornhof… on était dans la tragédie, carte pas carte !… ça serait pas mal d'être figurants, seulement figurants… dans quinze jours ça rebombarderait dur, c'était promis… je voyais pas pourquoi ?… notre cas était un peu plus grave !
A force d'aller tout doucement on arrive quand même… je vois une ville là-bas…
« C'est Moorsburg ? »
Oui !… on a mis trois heures… il m'avait prévenu de l'endroit, du pittoresque… exact !… trois… quatre places Vendôme, mettez dans une sous-préfecture, ce qu'il fallait à Frédéric pour faire manœuvrer ses canailles… et aussi les exécutions !… on pouvait voir de toutes les fenêtres, la manœuvre, à la baguette, et aussi le bourreau fonctionner… rouer… du spectacle !… joliment mille fois plus jouissant que nos pauvres branlettes en salles obscures… votre peuple heureux !… pioupious au pas ! tous les auteurs vous le diront, qu'ont tant de mal que le trèpe arrive… à se faire applaudir par trois rangs d'orchestre… et n'est-ce pas après quels tapages !… partouses, placards à la une, strip-tease d'ouvreuses, pancraces de grooms !… nib !… vous pouvez rien faire venir qu'au sang, boyaux hors… à la vérité !… vivisection !… tripes plein le plateau !… l'agonie, voilà ! qui qu'est pas gladiateur ennuie ! et gladiateur éventré !… au spasme !… je nous voyais un petit peu pantelants dans la grosse bouzine… parfaitement marqués à l'épaule, avec notre article 75…
« Je vous vois bien rêveur, Céline !… »
Je disais rien… j'avais rien dit depuis Grünwald… les deux autres non plus…
« Pas vilain du tout, Moorsburg… »
Je voulais être aimable !
« Oh, vous y reviendrez souvent ! tout près Zornhof !… sept kilomètres… une promenade ! mais d'abord ici, je dois vous présenter au Landrat… »
Il arrête l'auto…
« Là maintenant, je dois vous prévenir, le comte Otto von Simmer n'est pas tout jeune… ni très commode… c'est un Landrat de “réserve”, si j'ose dire !… de l'aristocratie prussienne, son père a été gouverneur du grand-duché “Nord et Schleswig”… lui a été colonel pendant l'autre guerre, il a fait Verdun, uhlan à pied, blessé à Douaumont, il boite, vous verrez, il n'aime pas du tout les Français, ni les Russes, ni les nazis, ni les Polonais, ni personne… je crois tout de même qu'il aime assez la baronne von Leiden… vous le verrez là-bas à Zornhof… vous vous amuserez… vous ne direz rien, bien entendu… moi, il me hait, d'abord comme plus jeune que lui, puis comme médecin, puis comme S.S., et puis parce que je vois la baronne… je vais tout de même vous le faire connaître, il faut ! »
En avant donc !… une autre grand-place !… et encore une autre !… c'est ici !… deux vieux factionnaires en civil… chassepots, brassards… L'Hôtel du Landrat…
« Attendez-moi !… je monte lui parler… il viendra vous voir… si il veut !… »
Les factionnaires, garde-à-vous ! Harras passe, monte… dix minutes il redescend avec le Landrat… un birbe de bien soixante-dix ans, très mal rasé, pas de bonne humeur, grincheux… il vient se rendre compte… qui c'est nous ?… d'abord moi, et puis les deux autres… un petit salut et b'jour !… b'jour ! en français… je vois la figure là de tout près, rides et poils… tout de même dirais-je fine, une certaine beauté… presque féminine, de vieille femme… les yeux gris, absolument gris… oh, il regarde droit, pas vieillard du tout…
« Ils vont chez les von Leiden ?
— Oui, je les emmène !
— Gut !… gut ! »
Poignée de main chacun… c'est assez !… salut militaire !… pour Lili, il s'incline… et demi-tour !… il remonte chez lui… les marches… là il a du mal… il boite plus que moi… je crois une fracture de la hanche… il disparaît… je ne vous ai pas parlé de sa tenue… dolman à brandebourgs, colonel… bottes à galons d'or, éperons d'or de même, moustaches à la Guillaume II, mais pauvres, deux touffes…
« Il ferait pas mal dans un ballet !
— Quel ballet ?
— Ballets russes, 1912, Châtelet !
— Vous trouvez ?… vous verrez celui de Zornhof ! encore plus pour votre ballet !… et encore plus vieux !… celui-ci, c'est rien ! »
Ça promet !… en route ! ce Moorsburg est toute petite ville à part ces sortes de places Vendôme… un quart de Chartres, sur une plaine bien plate, sables et glaise… presque pas de bétail, pas de prairies… seulement des étangs, des roseaux… mais que d'oies, canards, poulardes !… dans Moorsburg même, plein les rues…
« Elles ne sont pas à manger ! verboten !… pas du tout !… plus tard !… plus tard… ! après Noël !…
— Je pense bien Harras ! d'abord et d'un nous mangeons très peu !… on n'y touchera pas !… même après Noël !
— Pas dangereux les oies, Céline ! mais faites attention à ce vieux pitre !
— Simmer ?
— Je vous l'ai pas montré pour rien… »
Ah, nous voici !… ce Zornhof ! que d'oies encore ! que d'oies !… de tous les trous d'eau, ça s'envole… quelques vaches… un très grand parc… au bord là-bas, un petit manoir à tours rondes… nous y sommes !
« Ce parc dessiné par Mansard !… avant la Révocation !… ce ne sont pas des huguenots, ici !… luthériens, les von Leiden !… famille à manoir, armes, et pigeonnier ! »
Mansard, c'est un fait, avait tiré le meilleur parti de ce morceau de plaine, tout bourbe jaune et cendres… quels splendides arbres !… vous aviez vraiment l'impression dans ce décor de si hauts frênes, par cette allée aux lents détours, d'entrer dans l'amabilité… Harras avec ses gros airs teutons avait compris aussi très bien…
« Par ici, Versailles, Céline ! ce côté, manoir !… l'autre côté la steppe !… la Russie !… l'Est ! »
Il nous fait faire le tour des massifs, du petit étang… en effet, Versailles, d'un côté, si on veut… le semi-grand escalier de marbre… avec deux lions de bronze… de l'autre côté, la plaine… la steppe, comme il dit… vraiment infiniment la plaine…
« Jusqu'à l'Oural ! »
Quelques rideaux de très grands chênes… et des étangs… mais tout de suite là sous les fenêtres, côté la plaine, côté Oural, nous voyons bien, un petit marais de bourbe et d'herbes… ils ont dû y faire des travaux…