« Maintenant voyons l'intérieur !… ce qu'ils ont préparé pour nous ! et d'abord, n'est-ce pas, visite au Rittmeister ! n'est-ce pas Confrère ?
— Certainement ! certainement Harras !
— Rittmeister Comte von Leiden ! »
Il annonce… je le vois pas… mais je vois deux… trois petites filles que notre venue amuse bien ! fous rires !… elles sont habillées elles aussi, presque en loques et nu-pieds… mais pas tristes du tout ! nu-pieds et longs cheveux… elles doivent avoir dans les dix… douze ans… polonaises ou russes, je demande…
« Petites Ukrainiennes !… ce sont ses soubrettes, il en a cinq !… elles l'amusent ! il les fesse ! pour rire ! elles le fouettent ! pour rire !… ils s'entendent très bien ! pas du tout le méchant hobereau, comme celui que vous venez de voir !… sauf avec son chien Iago !… vous verrez Iago !… »
Les fillettes nous ouvrent les portes… elles s'y mettent à cinq… et que c'est encore drôle ! quels rires ! toutes grandes les portes ! des monuments ! tout est à rire !… et nous là, surtout !… ah, le voici, à son bureau, lui, le Rittmeister !…
« Bitte ! bitte ! Kindern ! enfants ! »
Qu'elles se calment ! il peut y aller !… à nous à présent ! elles nous tirent après nos sacs, nos bandoulières… le sac à Bébert surtout… Harras coupe…
« Ruhe !… silence ! »
Le vieux à son bureau, implore… qu'on ne brutalise pas les petites filles !… elles sont intenables, les petites filles !… elles pincent, elles hurlent, à celle qui caressera Bébert… elles sont impossibles… Lili laisse caresser Bébert… elles sont occupées, voilà !… maintenant, présentons-nous au baron von Leiden !… oh bien plus gracieux que le Landrat !… il parle français, il a été en Sorbonne, avant la guerre de 70… il se lève, pour mieux nous parler de Paris… oh comme il s'y est amusé ! il ôte son bonnet, tout chauve, il tangue, il est gai, jambes en manches de veste, cavalier aussi, comme le Landrat de Moorsburg, uhlan aussi, voilà comme c'était Paris ! il nous montre ! comme ça ! comme ça !… lui était champion de la valse !… il sait encore !… et du Palais de Glace !… il nous fait voir comme il valsait et patinait !… il esquisse !… en manches de veste, en diagonale, tout à travers l'immense bureau !… et il fredonne, il fait l'orchestre !… si les mômes pouffent ! ah, pas du tout comme le Landrat !… il glisse il se rattrape à une chaise… il nous fait rire nous aussi !… les cinq mômes se roulent, en font pipi comme il est drôle quand il fait le fou ! qu'il se cogne dans les meubles… il vogue d'un fauteuil à l'autre ! si il est cocasse !… d'un coup c'est fini, il s'arrête, elles rient trop ! bien en manches de veste, fixe il se campe, il réfléchit… ah, il va nous montrer nos chambres !… assez plaisanté ! nous deux Lili dans la tour ! nous allons voir !… en avant !… oh il a du mal !… il a trop valsé !… je le vois là, bien aussi tordu que le Landrat mais pas du tout crispé hargneux, tout le contraire, un hôte charmant… il est dur qu'avec son chien, Harras m'a prévenu… maintenant à nos piaules !… nous montons… lui aussi avec bien du mal… des grosses marches de pierre… voici !… une cellule toute ronde, sombre, un lit-cage, une cuvette, un broc, c'est tout… c'est beaucoup moins bien que Grünwald, entre monastère et prison…
« Vous savez, Céline, c'est en attendant !…
— Oh, bien sûr, Harras ! »
Je ne vais pas bouder, et Lili non plus ! maintenant La Vigue, où ?… il faut redescendre… l'escalier de pierre… et un autre… on va !… La Vigue son réduit, c'est du côté des cuisines… en sous-sol… nous voyons… aussi un lit-cage, une paillasse, et un petit broc… plus mal que nous tout compte fait… mais lui il donne sur la plaine, plutôt sur la mare aux algues, nous nous donnons sur le parc, les frênes… mais par une meurtrière pas drôle… lui La Vigue c'est des barreaux… alors ?… bien ! c'est tout !… quand vous êtes entré dans les « malheurs de la guerre » c'est plus que de tourner la page… à un autre malheur !… bien d'autres !… pas pousser des « oh ! »… vous êtes un petit peu préparé, je pense, vous attendez pas qu'on vous berce, vous mitonne des délicatesses, vous êtes entré, il fallait pas !… pensez au gladiateur romain, s'il n'offrait pas toute sa gorge, comment il se faisait traiter, huer !… et vous alors ?… criminel de tout, pour toujours !… chichis ?… votre cause entendue !…
Là, Harras nous avait promenés, un peu, je pense… lui aussi avait des chefs, des invisibles super-Ober… qui gafaient un peu ses façons… la preuve, les micros de Grünwald, plein les murs, et sous les fauteuils… la Chancellerie ?… ou Conti, le ministre ?… il faisait peut-être tout ce qu'il pouvait ?… dans le moment c'était du répit… en attendant qu'on se décide… à quoi, bon Dieu ?… y avait à choisir ?… Le Vigan, la propagande, le genre Ferdonnet… moi, médecin d'usine… nous n'étions pas très piaffants, ni l'un ni l'autre !… à notre place, vous auriez fait quoi ?… « fallait pas quitter Paris ! qu'est-ce que vous faisiez à Berlin ?… » très exact !… rien à y foutre ! surtout moi, depuis septembre 14, je suis renseigné ! pas dans les livres, par l'expérience… les meilleures leçons aux plus chères écoles, servent à rien, la preuve !… tout de suite en voyant Zornhof, de loin, je me suis dit, ça y est ! t'as été à l'Est, t'as gagné !… plus blaveux grotesque imbécile que les quarante millions de Français ! qui eux au moins savent se retourner ! reculer, se sauver, chiasse plein les frocs et se retrouver couverts de gloire, phénos d'honneur ! admirez ! bouffis de dotations merveilleuses, prébendes indexées, héréditaires, à suffoquer tous les Gothas !… « Ferdine, payant con pour tout le monde, t'as pas fini !… tu peux t'amuser du reste !… tourner les pages !… et bien des pages ! t'auras jamais autre chose à voir !… lucide, pas lucide, régalé ! »
Je vais pas attrister Lili, ni La Vigue, ce sont des choses qu'on garde pour soi… donc, ce chnok von Leiden, Rittmeister, semblait tout de même, plus piffrable que le Landrat de Moorsburg… on verrait bien !… mais d'abord les présentations !… la famille, le domaine en face, les fermes, l'autre côté du parc… très bien !… en avant ! nous y sommes !… vraiment la grande agriculture… étables… étables… ça mugit !… mares à purin… que c'est une épreuve pour le nez, distinguer le plus âcre, ce qui coule des porcs ?… des vaches ? ou des silos ?… trous, ruisseaux partout… étang d'urine et de fumier dans le milieu de la cour… moi qui m'y connais un petit peu, par la force des choses, qu'en ai manié des tombereaux, à la main, fumier et urine, de tous les escadrons du 12e, je dois dire que là c'est intense… surtout le jus de betteraves…
Je remarque que deux hommes, sous un porche, sont à se demander ce qu'on fout ? pas des polaks, ni des Russes, ni des Fritz… y a débraillé et débraillé !… ceux-ci sont français, bel et bien… oh, ni liants, ni potes… ils nous gafent de loin… un troisième vient du fond de l'étable… tout de même un nous parle, nous fait signe qu'on vienne… « d'où vous êtes ? » un est de Saint-Germain… l'autre du Var… l'autre de la Haute-Marne… ce qu'ils louchent c'est ce que fume La Vigue !… ça va !… je leur passe deux paquets… la cigarette est au-dessus de tout, au-dessus de la soupe, au-dessus du beurre, au-dessus de l'alcool… rien résiste à la cigarette… juste Harras traverse la cour, il va voir le fils, la belle-fille, pour les prévenir que nous venons les voir… au moment que les trois nous demandent…
« Vous êtes déportés ?…
— Non, on est collabos ! »
Je leur dirais pas ils l'apprendraient…
« Eh bien, nous on va vous dire, on les connaît !… pas plus bâfreurs, sournois, assassins, que ces mecs-là !… plus qu'ils sont von plus ils sont pires !… le cul-de-jatte, Isis, et le birbe manches de veste, ça fait quelqu'un ! plus le Landrat ! vous verrez !… »