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« Vous viendrez souvent, Harras ?

— Aussi souvent… aussi longtemps que nous aurons de l'essence ! »

Il dit encore…

« Tout de même, je voudrais que vous pensiez à quelque chose Confrère, vous aurez le temps !… pour moi ! médical et historique… pour moi !… je vous en parlerai après le repas… médical et historique… je vais dîner chez les von Leiden, en face, à la ferme… vous vous allez dîner en bas avec les demoiselles de la Dienstelle… vous ferez connaissance… et M. et Mme Kretzer !… ah, et aussi Kracht ! souvenez-vous de son nom, Kracht !… mon homme de confiance, ici !… pas les autres, pas les autres du tout !… lui me téléphone tous les jours… si vous avez à vous plaindre ? à lui ! rien qu'à lui !… »

Pas mal de savoir !… du moment où vous êtes traqué le plus petit renseignement, la brindille, peut très bien vous sauver la mise… ce Kracht me disait pas grand-chose… mais les Kretzer comme sales gueules !… on verrait, Harras parti !… et son boulot ?… histoire et science ?… qu'est-ce que ça venait foutre ?… une façon de nous fatiguer… la fatigue est un gros luxe, très justement punissable, le galérien qui s'endort, l'aviron lui rentre dans le ventre, lui sort toutes les tripes… bien fait !… du moment que vous êtes haï, ardemment recherché, par millions millions d'étripeurs, vous avez plus qu'un seul recours : plus jamais dormir !

Notre cas nous était trop grave ! je l'avais lu partout !… nous nous trouvions à bout de branche…

Mais au fait !… au fait !… où nous étions ? Zornhof ! je vous retrouve ! notre premier dîner à cette table de la « Dienstelle »… la salle à manger du manoir, pas réjouissante… on se voit presque pas… de l'ombre des grands arbres !… deux bougies aux deux bouts de la table… ces demoiselles secrétaires sont assez souriantes, aimables, mais moins qu'à Grünwald… une seule essaye de nous parler, une petite bossue… ah, voici ce Kracht !… le comptable nous présente… c'est un S.S. en uniforme… il est pharmacien dans le civil… mobilisé, il est l'S.S. — chef de Zornhof… il a été au front de l'Est, il se repose… c'est pas le garçon antipathique… mais pas très liant… il a l'air de croire à son truc… ça serait vraiment le premier nazi qui ressemblerait à ce qu'ils doivent être, butés bien cons… féroce, sans doute ? pas vieux, la trentaine… amusant, un Homais nazi !… ah, il parle !… on l'écoute… je traduis pour Lili et La Vigue… les événements, le communiqué…

« Dis donc ?… le complot ? demande-lui ? »

Le Vigan veut savoir… pas une question à poser, je trouve… mais ce Kracht a entendu…

« Il y a des traîtres ! oui !… ils seront châtiés ! »

Voilà, simple !… et il répète en allemand, que toute la table comprenne… toute la table fait « ja ! ja ! sicher ! certainement ! »… et M. et Mme Kretzer… Kracht doit sûrement aller au rapport « propos de table »… les autres savent… question repas, je vois pas grand-chose… la Kretzer nous demande nos tickets… Lili les lui donne… maintenant qu'est-ce qu'on va manger ?… une demoiselle apporte une soupière… nous avons droit à trois louches d'un liquide fade, tiède… je vois pas les demoiselles y goûter, ni les Kretzer, ni Kracht… je crois qu'on se fout de nous… attendons la suite… y a pas de suite !… Mme Kretzer dit : mahlzeit ! haute voix ! et se lève… tout le monde se lève… salut à l'Hitler, heil !… c'est terminé !… ils remettent bien leur chaise en place, et ils s'en vont… où ? au bureau ?… dans leurs chambres ?… on demande pour Bébert un petit reste… reste de quoi ?… voilà le petit reste !… une demi-patate dans une sauce… je fais pas de réflexions… La Vigue en fait, lui, et tout haut…

« Pour ça que t'as donné nos cartes, Lili ?… je la crève !… vous la crevez pas ?

— Si !… on va le dire à Harras !

— S'il s'en fout Harras ! vous avez pas regardé son bide !… si il se tape quelque chose en ce moment ! tu rêves, Ferdine !… ça manque de rien à la ferme, vous avez vu les oies un peu !… c'est pas pour nos ordinaires !… y avait du sandwich à Grünwald !… pour ça qu'ils nous ont virés ! qu'on crève ici ! »

Il parlait haut…

« Tout ça est entendu Ferdine ! où t'as les châsses ? tous en cheville ! le cocu, l'Harras, la morue, le Landrat !… accord parfait !… voilà que je vais te dire, une chose !… quand on est parti de Baden-Baden c'était à pas se laisser berner ! merde et salut !… on va pas au Nord ! à l'Est ! au Sud ! on retourne en France !

— La Vigue tu visionnes ! en France tu serais épeluché ! oui ! ta peau ! »

Il réfléchit…

« Ferdinand, j'admets ! exact !… je le sens, t'as raison ! pour ça qu'ici ils se permettent tout !… ils savent !

— Alors maintenant dis donc ta chambre ?

— Tu peux parler !… c'est une bath, viens !… »

Je le suis… en sous-sol… le petit escalier… un long couloir… c'est une cellule en fait de chambre, avec barreaux… après la cuisine, à gauche… cuisine ? enfin une espèce, on y a jamais vu personne…

« Le dogue, tu vois ?

— Oui je vois, il grogne pas…

— Il a pas l'air commode quand même… »

Un énorme chien mais bien maigre… sur le flanc à même le carrelage, on devait pas le nourrir beaucoup, sous tous les régimes y a des êtres pour l'austérité, la vertu… les faibles et les animaux… en passant à côté de lui, il grognait un peu… il nous aurait peut-être bouffés ?… en plus qu'il le faisait jeûner, question démonstration de vertu, le vieux von Leiden, commandant de uhlans, le sortait tous les jours, l'emmenait faire le tour du domaine, lui en bécane, le dogue à la laisse… que tout le hameau se rende compte que l'énorme Iago crevait de faim, qu'on plaisantait pas au manoir… je nous voyais nous aussi un jour attelés à quelque chose, tous les trois, bien démonstratifs travailleurs… la façon qu'on avait dîné, soupe tiède et heil y avait plus beaucoup à faire… les demoiselles étaient pas maigres, même assez dodues, sûr elles engraissaient pas de la soupe !… elles devaient se rattraper chez elles, huis clos, à coups de choucroute et de fortes saucisses… à nous les potages transparents !… d'abord ça sentait trop bon, tout le balcon devant leurs chambres, sûr elles se mijotaient des petits plats, toutes à fricoter ! partout ça sentait un peu… appétissant… sauf dans la salle à manger… tiens même ce couloir du sous-sol a une odeur !… on la sentait pas d'abord… je fais à La Vigue… « on y va ! » fallait pousser une forte porte… deux portes !… y avait quelque chose sur un feu de bois !… un sous-sol quatre fois grand comme rond de tour !… nous qui croyions cette pièce vide ! pleins feux au contraire, trois fourneaux et de ces marmites !… deux femmes nu-pieds et deux gamines sont à ficeler des gigots… lardent !… elles se gênent pas pour nous, on les fait rire… nous avons trouvé leur cuisine !… plus tard j'ai su… j'ai su tout… ces petites mômes faisaient partie de la troupe qui amusait le vieux, elles étaient toute une bande là-haut, Russes et Polonaises… lui le vioque avait quatre-vingts ans, et il montait encore à cheval, l'année précédente… maintenant c'était un autre sport, c'est les mômes qui montaient sur lui, le faisaient avancer à quatre pattes… « youp dada ! » le fouettaient avec sa cravache !… au sang ! il adorait !… tout le tour du bureau ! plus vite ! plus vite !… los !… jusqu'à sa chambre, à côté… il leur criait : « sorcières ! sorcières ! »… ses vieilles fesses toutes nues !…