Il avait beaucoup de livres en bas… et aussi là-haut dans l'autre tour… chez sa sœur Marie-Thérèse… je vous en parlerai… le donjon l'autre aile du manoir… Paul de Kock… Dumas père et fils… Murger… il ne voulait plus que du Paul de Kock… j'ai su tout cela par Isis… après ses séances à quatre pattes, il s'écroulait, il restait des heures sur le flanc, les fesses bien rouges, la langue à pendre… il aimait à souffrir, vieux sale, mais pas à se priver de bien bouffer !… la cuisine d'en bas, celle du couloir à La Vigue, travaillait que pour lui, il voulait rien manger de la ferme, il se méfiait d'un mauvais fricot…
En tout cas, la Frau Kretzer avait embarqué toutes nos cartes, elles étaient pas lourdes de tickets certes ! mais quand même un peu de margarine… et deux cents grammes de leberwurst… je dis à Lili :
« Redemande-les-lui ! on ira nous-mêmes !… ils doivent avoir une épicerie… ou à Moorsburg ! demande-les-lui doucement… avec Lili je suis bien tranquille jamais elle froissera personne… et on lui rendra jamais rien… si elle obtient pas, La Vigue essayera… en attendant on la saute !… que l'Harras revienne !… qu'il ait terminé son gueuleton avec le méchant cul-de-jatte, Isis et l'uhlan… j'y dirai ce que je pense des hospitalités du Reich… ce Landrat uhlan bouffe en face… il parle français, il paraît… on l'a pas entendu beaucoup, nous ! il a pas daigné… ah voici du monde !… des voix… on va voir… oui, tous !… le cul-de-jatte est avec, porté par un prisonnier russe, un costaud, le cul-de-jatte le tient par le cou, ses deux moignons autour de sa taille… ce cul-de-jatte nous toise, juché comme il est, de haut… il nous demande en allemand :
« Alors les Français, ça va ? »
Je réponds tout de suite…
« On ne peut mieux ! »
Je veux pas que Le Vigan parle le premier, ils sont un peu congestionnés, tous… le Landrat surtout… pour la première fois il nous parle… et en français…
« Vous allez vous promener alors ?
— Certainement Monsieur le Landrat ! si vous permettez…
— Je permets !… je permets !
— Vous ne connaissez pas Zornhof ?
— Non, Monsieur le Landrat !
— La baronne vous fera connaître !… »
Tout de suite un projet d'excursion… elle nous emmènera !… nous irons voir les sites superbes !… les beautés de la Prusse… et surtout la grande forêt, unique en Europe !… la seule forêt de séquoias !… arbres géants… trois mille hectares !… deux scieries… nous pouvons voir au loin ces arbres !…
Nous voyons un peu, en effet, très au loin… ces von Leiden sont drôlement pas à plaindre, je trouve, riches… des vrais seigneurs, à immenses domaines… les repas mahlzeit à l'eau tiède, d'autant plus très voulus, exprès ! y a qu'à voir leurs bides, eux ! même le cul-de-jatte est bedonnant… je veux pas exciter La Vigue qu'il se mette en colère, ça serait pire qu'à Baden-Baden, on se ferait virer alors pour où ?
« Très heureux mon cher Harras ! n'est-ce pas Lili, n'est-ce pas La Vigue ? prodigieux arbres les séquoias ! soixante mètres ! déjà vu de telles forêts en Californie, mais je ne savais pas qu'en Europe !…
— Vous verrez !… vous verrez Céline !… la baronne se fera un plaisir !… »
Je remarque comme ce Simmer est poudré, et rouge à lèvres, et les ongles faits… il serait un peu pédéraste ?… ça l'empêcherait pas bien sûr de faire ce qu'il faut à la baronin… bien rares sont les stricts invertis, la plupart ont de nombreux enfants, pères et grands-pères exemplaires… lui là, Simmer, porte bagues, même un très gros cabochon et une chevalière à ses armes et une améthyste et au petit doigt, un grand camée… en plus de ses trois croix de fer… il est croyant, je lui vois un long sautoir en or avec un Saint-Esprit au bout… j'ai su après… tous étaient bourrés… je crois qu'ils s'entendraient pas mal avec des réfugiés comme eux, bien nantis, des Carbuccia par exemple, des Gallimard, les Laval, mais nous là, hâves penailleux, pourquoi on n'était pas pendus ? le vrai rideau de fer c'est entre riches et les miteux… les questions d'idées sont vétilles entre égales fortunes… l'opulent nazi, un habitant du Kremlin, l'administrateur Gnome et Rhône, sont culs chemises, à regarder de près, s'échangent les épouses, biberonnent les mêmes Scotch, parcourent les mêmes golfs, marchandent les mêmes hélicoptères, ouvrent ensemble la chasse, petits déjeuners Honolulu, soupers Saint-Moritz !… et merde du reste !… babioles ! galvaudeux suants trimards, mégotiers, revendicateurs, à la niche ! ce qu'ils pensent de nous là sûr !… les quatre et l'infirme à dos du géant… ils ont comme un début de grimace rien que nous regarder… je demande comment s'appelle l'hercule ?…
« Nicolas ! »
Harras me raconte d'où il vient, du fond de l'Est, prisonnier blessé, il l'a ramené ici lui-même, pour le service de la ferme et de la Dienstelle… et il ne fait rien que porter le cul-de-jatte.
Ah, maintenant qu'ils sont venus nous voir… ils veulent nous montrer les étables… on retraverse le parc avec eux… très consolant, vous pouvez observer vous-même, comme les gens s'arrangent, tirent parti des révolutions, s'aménagent au mieux de leurs petites aises, toutes guerres et séismes… que tout s'écroule ?… alors ? fatal !… la vie passe !… un mois !… un an… hop !… et les revoici ! installés dans une autre combine encore mille fois plus pépère… vous verrez après l'« atomique » !… fourmis, termites, des pires cendres ! vous les retrouverez, confortables, dans de ces galeries climatisées, sous-sol de Kilimandjaro… private ! je voyais là, le Nicolas colosse, qu'était venu de l'extrême Caspienne, blessé, prisonnier, pour promener partout le cul-de-jatte ! les von Leiden devaient manquer de rien ! Nicolas non plus !… il était pas pour la vertu… nous on était pour et Iago !… il devait avoir double ration, porteur-infirmier !… j'attendais qu'on sorte des étables pour parler un peu à l'Harras, seul à seul… va te faire fiche !… lui qu'a quelque chose à me dire !… urgent !… il m'emmène à un autre salon… je connaissais pas… je vois… Louis XV… pas vilain du tout… six fenêtres sur la plaine… en bas tout de suite le petit étang, celui qu'on voyait de chez La Vigue… et puis des oies… et encore des oies… et un autre étang, plein de roseaux…
« Cette plaine-ci jusqu'à l'Oural, Céline ! n'est-ce pas ! »
Il me l'avait déjà dit…
« Oui, jusqu'à l'Oural… mais Berlin d'abord !… vous verrez les bombardements… vous verrez flamber !…
— Bientôt ?
— Oh, huit… dix jours !… ici, n'est-ce pas, vous ne risquez rien !