— Vous croyez ?
— Ils ne vont pas s'occuper de Zornhof !… le tout par les temps actuels c'est d'être assez petit, de pas valoir la bombe !
— Nous ne la valons pas ?
— Non !… ni von Leiden, ni Madame, ni son père… ni les Kretzer…
— Le vieux a une sœur ?
— Oui dans l'autre tour… on ne la voit pas, sauf le dimanche, à l'église, à l'orgue… enfin maintenant je ne sais pas, les usages changent, vous verrez, elle est peut-être devenue volage… une chose qui ne changera jamais : qu'elle aime pas son frère… le Rittmeister ! ni le cul-de-jatte ! ni Isis !
— Bon, Harras, j'écoute, nous allons pas mourir d'une bombe, mais de ce qu'ils nous donnent à bouffer, sûr !
— Très exact, Céline ! très exact !… mais vous êtes mieux qu'à Paris !… n'oubliez pas !… oubliez jamais ! que tous ces gens-là, Kretzer, le Landrat, le père von Leiden, le fils, la sœur, les demoiselles du bureau, toute la clique, ne valent pas la corde, vous pensez ! mais certainement !… mais vous, vous êtes mieux qu'à Berlin, l'essentiel ! ça sera qu'un incendie Berlin, bientôt !
— Croyez pas Harras qu'on se plaigne !… Mille calories pourraient suffire, mais la soupe ne doit pas faire trois cents…
— Je sais, la Kretzer a pris vos cartes…
— Toutes, Harras !
— Je vais lui dire ce que je pense, et puis je parlerai à Isis, ça s'arrangera !
— Je crois pas beaucoup à Mme von Leiden, peut-être pire que le fils, ni au père… ni aux prisonniers… ceux-là nous les avons vus, ils se détestent, mais ils sont merveilleux d'accord qu'on est la pire espèce d'engeance et que c'est horrible qu'on soit là et pas pendus !
— Vous croyez, Céline ?… ils vous l'ont dit ?
— Harras si j'attendais qu'on me dise, y a longtemps que notre affaire serait faite…
— Vous avez raison, brave ami, mais maintenant ? vous avez un toit, vous n'auriez aucune chance en France !… ici vous mangerez ! si vous voulez… vous croyez que ça va tout seul entre nous ? même entre le Landrat et les von Leiden ?…
— A couteaux tirés !… je suis certain !… je vous l'accorde !… mais vous, vous vous privez de rien en attendant que tout s'écroule !… quelque chose !…
— Vous avez raison ! mais très désagréablement croyez-le Confrère !… tous ces gens dénoncent, complotent !… délirent !… pas que les prisonniers ! les gens du village, tous !… les bibelforscher aussi !… les oies, je crois même !… et les vaches !…
— Je pense bien ! mais dénoncent quoi ? et à qui ?
— Tout !… à Adolf Hitler ! à la Chancellerie !… ce qui n'existe pas ils l'inventent ! on a inventé les Croisades n'est-ce pas ? alors ?… pas que Zornhof, allez, toute l'Allemagne !… vingt !… trente mille hameaux pareils ! en France aussi pareil !… antiboches !… les Croisades ! ce Landrat fait beaucoup arrêter… pas assez d'arbres pour pendre tous ceux qu'il faudrait !… si les lapins pouvaient parler ! les prisonniers sont grands chasseurs… deux fusillés la semaine dernière… je vous ai dit, ce Landrat n'est pas bon, bon ou mauvais ce serait pareil, il sait ce qui l'attend, il n'est pas sot, il se venge d'avance… vous vous promènerez dans Zornhof, n'entrez pas dans les maisons, même s'ils vous invitent… surtout si ils vous invitent !… ils sont tous Allemands, soi-disant, familles allemandes… les hommes sont au front, se battent… mais en vrai, ce sont tous des Slaves, deux générations ici, mais restés Slaves… et ils nous détestent, Polonais ou Russes, les bicots aussi meurent pour vous, vos meilleurs soldats, mais ils vous détestent… bien sûr, les gladiateurs romains détestaient Rome !… les lansquenets, tenez ici, détestaient leurs capitaines… ils n'arrêtaient pas de faire la guerre pour telle religion, telle autre, ils ne croyaient à rien !… et la guerre à d'autres lansquenets, aussi voleurs, aussi voyous qu'eux, d'autres villages !… des mêmes souvent !… le courage, la mort, ne prouvent rien… les psychologues sont ridicules, les moralistes se trompent en tout… les faits seuls existent, et pas pour longtemps… pour le moment une chose certaine, les Russes vont jusqu'à Berlin et un peu au-delà… ici ils sont chez eux, pas nous !… le pasteur d'ici est allemand, Rieder, vous le verrez, s'il réapparaît ! aussi anti-nazi que les Russes… nous n'avons plus assez de police… en tout cas, je vous ai prévenus, les plus dangereux encore pour vous, seront les prisonniers français…
— Harras nous avons l'habitude… la haine familiale…
— En tout cas ici rien à craindre !… Kracht est là !…
— Oui, mais quelle fragilité !…
— L'oiseau aussi sur la branche !
— Trois oiseaux, Harras !… la graine ? je vois que c'est impossible !
— Mais non ! que non ! venez par ici !… tout ce que vous voulez, Céline ! »
Il m'emmène au fond du salon… un placard à double porte… Louis XV, rose et gris perle, il l'ouvre tout grand, il me passe les clés… trois clés… trois serrures… je vois, ce sont encore d'autres fermetures… clac ! clac !… il a raison… on manquera pas…
« Y a de tout n'est-ce pas ? »
Jusqu'au plafond des conserves… l'autre côté, bouteilles et cigares… boîtes de Navy Cut et Camel…
« Pour un régiment, Céline ! vous prendrez tout ce que vous voudrez, mais vous ne direz rien ! à personne !… comme eux !… faites comme eux !
— Harras ils ont déjà dû venir !… ils n'ont pas les clés… mais ils ont dû se servir quand même…
— Pas beaucoup Céline, pas beaucoup, je vois… ils savent que je sais… tout ça vient du Portugal… ne faites rien cuire… ne mangez que du jambon, des rillettes, du beurre… des sardines… et tout dans votre chambre… comme eux ! allez jeter les boîtes vides très loin… promenades !
— A l'Oural ?
— Non !… pas tout à fait, mais dans les étangs… ils chercheront… ils vous guettent… vous savez… et surtout tenez-vous bien à table !… redemandez la soupe, comme si vous aviez toujours faim… comme si vous l'aimiez ! de plus en plus faim ! l'air ! l'air aussi !… les grandes promenades ! »
Toc ! toc ! c'est Lili… je lui ouvre… elle s'excuse… elle a été chez les Kretzer, ils ont un étage à eux… l'autre escalier…
« Alors ?
— Je lui ai redemandé nos cartes, qu'on voudrait bien qu'elle nous les rende, que nous irions à Moorsburg nous acheter du leberwurst… nous-mêmes !
— Elle a pas voulu ?
— Non !… elle a dit que c'était pas la peine, que son mari irait… et elle a piqué une crise ! qu'on avait pas confiance en elle ! qu'on la prenait pour une voleuse ! qu'elle, elle était une mère martyre !… qu'elle avait eu ses deux fils tués ! et par les Français !… j'ai pleuré avec elle, tant que j'ai pu… elle m'a pas laissée partir… furieuse elle était…
« “Vous ne me croyez pas !”
« “Si ! si !… je vous crois !”
« Il a fallu qu'elle me montre les deux tuniques de ses fils… une à brandebourgs, l'autre une vareuse à liseré… les deux toutes déchirées, criblées… pleines de caillots secs… »
« Vraiment à ses fils ? »
Je demande à Harras.
« Oui ! oui ! exact !… ses deux fils !… n'empêche qu'elle est une fameuse garce !… je crois même un peu empoisonneuse… oh, y a pas qu'elle !… »
« Pas qu'elle » me fait penser à d'autres mots que j'avais entendus… des bouts de paroles, entre lui et Kracht… j'allais pas demander qu'il me précise… mais drôles… Lili doit montrer les photos, nous montre, elle a promis… en effet on voit les deux fils, vingt, vingt-cinq ans, artilleurs, les deux… ils ressemblent à leur mère… ils ont été tués le même jour, ça fait quatre ans… devant Péronne… Harras a connu les deux fils…