« Ooaah ! nous avons aussi l'arme secrète ! »
Ça il veut encore m'expliquer…
« Harras, si vous voulez, demain ?
— Oui ! oui ! entendu ! demain soir ! heil ! heil ! »
Lili devait en avoir assez, là-haut dans notre rondelle de tour… à peine la hauteur d'être debout… Harras insistait… développait sa thèse : la médecine franco-allemande à travers les siècles… les preuves ! tel dossier !… tel autre !… pour chaque portrait une anecdote !… que je me souvienne ! tel professeur fritz à Paris, à Montpellier… dès le XIe siècle… XIIe… XVe… leurs controverses !… oh, pas des petits bricoleurs ! des savants, déjà… bien en cour ou persécutés… de tout…
Je vois la porte qui bouge… je me doute… Harras voit pas… Lili qui me fait signe… ça va !… je me lève tout doucement… Harras en a bien encore pour deux heures… au moins… il est homme à passer des nuits sur un petit détail statistique, sur un « Résumé de Conclusions »… que vous retrouverez plus tard au fond d'un jardin, dactylographié… d'une cabane, trempé, plus lisible… que personne sait plus ce que ça fout… Harras était de la bonne espèce à passer des nuits à mettre au point ce qu'il vraiment fallait penser de cette rougeole aux îles Féroé… XVIIe siècle… pour le moment sa passion c'était les Fritz à Montpellier XIIe… XVe…
Nous étions sortis du salon sans qu'il s'aperçoive… il se faisait une conférence… pour lui tout seul… on l'entendait par l'escalier… mais là dans la paille je dormais pas… je me disais : sûr il va s'apercevoir !… il va être vexé !… y avait pas que l'écho de ses paroles, y avait l'écho des broum au loin… ça le dérangeait pas, il a bien tenu une heure et demie sur les professeurs du XIIe… nous on se reposait un peu… je somnolais presque… tant pis !… toc ! toc ! pas de surprise !… lui !… la porte !
« Confrère ! Confrère ! vous m'excuserez ! il faut que je parte ! »
Je me lève… je vais lui parler… je le vois sur une marche… il est en grande tenue de campagne… triple manteau… grenades à manches… je le vois très bien, il fait l'effet cinéma avec sa grosse « torch », sur le noir de l'escalier…
« Je pars maintenant Céline, il faut !
– Ça va mal ?
— Oh, ils ont un peu bombardé… vous n'avez pas entendu ?
— Si !… mais loin !…
— Il vaut mieux voyager la nuit… ils ne s'occupent des routes que le jour !…
— Bonne chance, cher Harras !…
— Vous aurez ça prêt ?
— Prêt quoi ?
— Le résumé du coffre, voyons !
— Mais évidemment cher Harras !… huit jours, j'ai fini !
— Doucement Céline ! doucement !… prenez votre temps !
— A vos ordres, Harras ! à vos ordres !
— Attendez encore !… je peux entrer ? deux mots !… vous voulez bien m'excuser, Madame ? »
Je le prie…
« Certainement voyons… Harras ! »
Je referme derrière lui… jamais nous ne l'avions vraiment vu en grande tenue de guerre… lui déjà énorme, il fait monstre… surtout dans notre rondelle de tour… il est trop grand, il baisse la tête…
« Voilà mes amis, attention ! je ne sais pas quand je pourrai revenir ! Kracht me téléphonera… je peux retourner au front russe… peut-être ?… ou repartir à Lisbonne… cela dépendra… vous là vous savez… vous ne bougerez pas… pour les gens, je vous ai dit !… d'abord le Landrat vous le connaissez… vous l'apercevrez, n'essayez pas de le rencontrer, c'est un vieux absurde et méchant… vous avez vu le genre du manoir et de la ferme… l'autre vieux, le Rittmeister et ses soubrettes n'est pas dangereux… des manies c'est tout… vieillard !… le fils von Leiden l'invalide et sa femme, la ferme en face, ont une petite fille Cillie… cette petite fille viendra vous voir, c'est entendu, elle vous apportera du lait, pour vous et Bébert… voyons !… voyons !… »
Il réfléchit…
« La femme du fils, Isis, a un caractère difficile… elle n'est pas à la ménopause, mais pas loin… belle femme incomprise, vous voyez ?…
— Oui… oui… certainement…
— Attendez !… la complication !… lui, le cul-de-jatte, se drogue… on le drogue… il est infirme depuis quatre ans… à peu près… les deux jambes… sclérose en plaques ?… syringomyélie ? il a été examiné dix fois… vingt fois… Paget ? la suite démontrera n'est-ce pas ?
— Bien sûr !… bien sûr !…
— Il fait des crises genre tabès… mais pas tabès… la suite démontrera n'est-ce pas ?… très douloureuses… il est aussi, assez psychique, nettement, là il est dangereux… des colères… ce n'était pas un homme méchant en temps normal, maintenant il est… avec sa femme, avec sa petite fille, avec tous, avec vous s'il vous voit trop… je lui ai donné les calmants usuels… et puis des piqûres… finalement, de l'opium… en sirop… son cœur cède aussi… il vous demandera de l'ausculter… sa femme, Isis, fait tout ce qu'elle peut… je lui dis : pas trop de médicaments !… n'est-ce pas dans ces cas on se demande toujours… Kracht vous dira… ah, encore, j'oubliais !… vous ne l'avez pas vue !… dans l'autre tour par là, en haut !… Marie-Thérèse von Leiden, la sœur du vieux… l'autre tour du manoir… baronin Marie-Thérèse !… elle ne voit ni son frère, ni son neveu en face, ni surtout sa nièce Isis !… elle vit chez elle, elle va chercher ce qu'il lui faut à Moorsburg, elle-même, elle fait sa cuisine chez elle, ses petits plats, elle a peur d'être empoisonnée… elle ne sort que le jeudi, pour Moorsburg… et le dimanche pour tenir l'orgue… peut-être vous irez à l'église… pasteur Rieder !… anti-nazi !… elle joue assez bien… vous pourrez l'entendre au piano, chez elle, elle vous invitera, elle est très aimable, quand elle veut… elle parle français, elle a été élevée en Suisse… toutes les jeunes filles des bonnes familles, alors !… »
Il résume :
« Voilà, maintenant vous savez tout… vous vous méfierez des Kretzer… s'ils se montrent hostiles, Kracht me téléphonera…
— Bien mon cher Harras, entendu !
— Et mon petit travail, n'est-ce pas ?…
— Je ne pense qu'à votre petit travail !
— A la bonne heure !… sacré Céline ! »
Un coup d'ooach ! comme on est drôles !… on se secoue les mains ! poignées !
« Toutes mes excuses Madame Céline ! pardonnez-moi !… pardonnez-moi ! »
Je descends avec lui… je veux voir comme il part… il veut bien… Kracht est en bas du perron avec deux grosses valises, très bourrées.
« Vous n'emmenez pas les documents, Harras ?
— Oh, pas de danger ! tout ça, victuailles ! poulets ! beurre !… jambons ! je vous cache rien !
— Harras, vous êtes un ami ! »
On case ses énormes valises… et il met en marche… moteur !… en route !… saluts hitlériens !
« Vous vous souviendrez Céline !
— De tout !… et fraternité ! »
Kracht me serre la main, la première fois qu'il me la serre… il est pas liant… il remonte chez lui… moi, dans ma tour… l'auto au loin… on l'entend…
Et aussi plus loin… bien plus loin… plein de petits ptaf ! ptaf !… les éclatements de leur « Passive »… on a pas eu d'alertes, ici… ici l'alerte c'est au bugle… ils m'ont raconté… le garde champêtre, Hjalmar, fait le tour du hameau… il est plus vieux que le vieux von Leiden… quand c'est l'urgence, c'est au tambour… on a eu l'urgence qu'une seule fois, et par erreur… c'était un avion allemand du camp d'à côté qu'était tombé sur Platzdorf… Platzdorf, à mi-route Moorsburg et nous…