« Trisse ! trisse, malheureuse !… »
Toute la vallée fait écho…
« Sors d'ici, goyau ! »
Une femme s'échappe de la piscine… elle court… elle vient vers nous…
« Madame von Seckt !… Madame von Seckt !… »
Nous la connaissons !… Mlle de Chamarande !… c'est pour elle, pour ses avantages, que toute la piscine hurle et se bat !… et que ça continue !… vlauf !… broum !… de ces châtaignes !… un plus gros vrouf !… du plongeoir !… et un autre !… ils se foutent à l'eau !… et dans la flotte ça continue… Mlle de Chamarande est là… elle s'assoit a côté de nous… hors d'haleine… son maillot en loques… elle prend la main de Mme von Seckt… elle pleure…
« Madame ! Madame ! je vous en prie… ils m'ont frappée !… ils sont fous !… ils veulent me tuer parce que leur führer est mort !… ils vont venir, Madame von Seckt !… ils vont vous tuer tous !… ils m'ont dit !
— Mais pas du tout, mon enfant !… le führer n'est pas mort ! il en a vu d'autres !… seulement un petit attentat ! vous n'êtes pas assez couverte, voilà tout !… ces hommes baigneurs voient trop de choses !… la belle affaire ! votre maillot est trop léger ! couvrez-vous et restez là ! tenez ! mon mouchoir !… séchez vos larmes ! vous n'aurez plus d'yeux bientôt !…
— Mais mon peignoir, Madame von Seckt !… ils m'ont arraché mon deuxième peignoir !… jaune et rouge ! ils n'ont pas voulu me le rendre !
– Évidemment ; je vais aller vous le chercher, moi !… ils me le rendront !…
— Madame von Seckt, ils sont furieux ! fous furieux !
— Pas avec moi, belle amie, la vieillesse dégrise les plus fous… attendez-moi ! ils seront bien trop contents de me le rendre, votre peignoir ! jaune et rouge, vous dites ? »
Nous restons là tous les quatre… exact !… elle y va !… l'allée de sable vers la piscine… à petits pas… et elle revient presque tout de suite avec le peignoir rouge et jaune.
« Ils ne vous ont rien dit ?
— Bien sûr !… rien du tout, chère amie ! couvrez-vous maintenant !… nous allons rentrer à l'hôtel !… tous ensemble ! »
En effet… nous passons, nous quatre à travers l'attroupement de loufiats… ils se boxaient un instant avant, maintenant très tranquilles… pas un murmure… Mme von Seckt les regarde, s'arrête…
« Tout de même vous voyez ! tout n'est pas de leur faute, chère amie ! »
En fait, notre demoiselle avait tout fait depuis son arrivée, trois semaines, que tous les mâles de la piscine deviennent intenables… un nouveau maillot tous les jours, de plus en plus provocant… oh, des superbes fesses, j'admets… mais ce qu'elle pouvait faire avec !… de ces déhanchements… appels de reins dès le plongeoir !… et puis en nageant… une manière de crawl qui lui faisait dix croupes à la fois… tapant dans les mousses… sur l'eau, sous l'eau… de quoi bien retourner la piscine… je veux dire les clients… coiffeurs, croupiers, garçons de bains… et les désœuvrés de notre hôtel… officiers en convalescence… bien sûr, bien sûr, les nerfs à bout… cet attentat contre Adolf avait fait monter la température… mais en plus elle là, son derrière ! sans Mme von Seckt elle se faisait lyncher… d'un mot le calme est revenu… nous repassons devant cette horde, masseurs, maîtres de bains, cuisiniers, clique bien sournoise, courbettes partout ! Mlle de Chamarande, sauf sa manie déplorable de tellement faire valoir son séant, était une personne très gentille, même très sympathique, instruite… pharmacienne à Barcy-sur-Aude… « collaboratrice » de hasard, elle avait été aimée et très amoureuse d'un avocat de la Milice… ils allaient se marier… leur idylle avait tourné court, deux jours avant le Débarquement les fifis l'avaient abattu, le fiancé, en plein prétoire… elle s'était sauvée, sa maison brûlait, sa pharmacie, tout, et sa grand-mère… un tank S.S. l'avait trouvée dans les luzernes ! un maquis entier la cherchait… si elle l'avait échappé, juste !… à plat ventre entre les balles !… ah, Mlle de Chamarande !… les émotions !… elle pouvait être un petit peu drôle !… en se sauvant elle avait rejoint toutes les familles miliciennes à Gérardmer… et ce n'était pas tout !… en prenant ses bains, elle avait fait la conquête de toute l'Ambassade d'Allemagne en étape de repli vers Francfort… plus les croupiers de Monte-Carlo qui devaient ouvrir à Stuttgard une autre école, filiale d'ici… puisqu'elle n'avait plus d'officine, plus de maison, plus de grand-mère, plus que des voyous partout autour qui la recherchaient pour la scalper, la demoiselle, pas sotte, s'était rendue plus qu'aimable avec les messieurs des deux bords, croupiers gaullistes, nazis d'ambassades… toutefois peut-être un peu trop de croupe pour des gens jeunes et sur les nerfs… surtout du plongeoir !… la preuve, vous avez entendu cette basse bataille, entre les loufiats de Vichy « résistants occultes » au « Brenner » et les habitants de Baden-Baden, mutilés boches, boscos, tordus, des hôpitaux, qui venaient aussi à la piscine, s'offrir un « strip-tease » à l'œil… exaspérés forcément, bien prêts à nous bouziller, tous déjà préparaient les pavés qu'ils allaient nous passer au cou… c'était fait sans Mme von Seckt… nous profitons de l'accalmie, nous reprenons la berge de l'Oos, quelqu'un accourt au-devant de nous… Fräulen Fisher !… encore une qui nous aime bien… et qui se vante d'être très méchante… les Américains l'ont fessée… elle nous met tous dans le même sac !… elle est laide d'une certaine façon, si Quasimodo, que ça peut que lui avoir fait du bien… à Alger qu'elle s'est fait fesser… au Consulat… elle était là, chez Schulze, à présent, sa secrétaire… la nature l'avait servie, toute sa joue gauche, une tache de vin, les cheveux rouges, drus, queue-de-vache, les yeux, un œil gris, l'autre bleu… et louchante… elle faisait aussi son effet !… elle s'en vantait !… qu'elle était du Hartz, du massif pays des sorcières… d'abord, elle soignait son décor, partout dans sa chambre, peintures et poupées de sorcellerie… au mur, en bibelots, en assiettes… pendant du plafond… autant de sorcières chevauchant balais… « vous savez… elle nous prévenait… nous allons toutes au sabbat ! » Elle tenait à cette bonne légende… elle se voyait touillant la marmite, nous dedans et les Américains, à bien bouillir, dépiautés… Alger, au moment du débarquement, les amerloques l'avaient passée au coaltar… nous les responsables ! un monde !… là si pressée de venir au-devant de nous… quelle bonne nouvelle ?…
« Docteur ! Docteur !… »
C'était pour moi…
« Monsieur le Legationsrat voudrait parler au docteur… urgent !… si vous voulez bien ?
— Mademoiselle Fisher à vos ordres !… je vous suis !… »
Deux minutes… j'étais chez Schulze…
« Docteur, vous savez ce qui s'est passé ?
— Oh à peu près Monsieur le ministre… à peu près ?…
— Oh non Docteur, vous ne savez pas !… vous allez savoir !… vous connaissez cet hôtel !… vous avez été partout ?…
— Oui, à peu près… il me semble…
— Alors, s'il vous plaît… si vous voulez bien… je vais vous faire accompagner par un homme à moi… il aura une clef spéciale… “passe-partout”… vous connaissez ! inutile de frapper aux portes… vous ouvrirez et vous trouverez des malades… si vous êtes assez aimable, prenez tout ce qu'il faut, vous savez, votre sacoche !… surtout ceux-là !… je vous donne les numéros !… »
Il écrit…
« 113… 117… 82… entrez sans frapper !… ils pourraient ne pas vous ouvrir… ne leur dites pas que c'est de ma part…
— Oh, pas un mot, Monsieur le ministre !