On rigole… je le surprends pas !…
« Non ! non Docteur ! absolument pas ! vous pouvez y aller ! »
Voilà un fameux réconfort… lui, qui a une petite demande…
« Docteur vous !… vous pouvez m'aider ! voulez-vous ?
— Certainement, Kracht ! »
Il me chuchote…
« Si vous voyez là-bas vers le lac, des signes.. des traces… si on vous dit…
— Oui… oui Kracht, c'est entendu ! le garde champêtre n'est-ce pas ?
— Ah, vous savez ?
— Je ne pense qu'à lui !… et aussi au pasteur Rieder !… et au Revizor !
— Si vous apercevez quelque chose ?
— Je sauterai dessus ! je vous les ligoterai ! je vous les rapporte ! »
Ça y est !… elles sont prêtes !
« Voilà !… voilà ! »
Je laisse Kracht… oh, mais il veut être au départ !… il me suit… on grimpe… j'ai plus qu'à m'asseoir entre la comtesse Tulff-Tcheppe et sa fille… Kracht nous serre tous les mains et nous souhaite beau temps, belle promenade, beau tout ! là, ça y est, il descend… en route !
Ce char à bancs me fait souvenir de la place Clichy avant 14, le gueuleur sur le marchepied, les courses… « la première d'Auteuil ! la première !… » le ramassage des indécis… là il s'agissait pas d'Auteuil… de je ne sais quoi, il s'agissait… certainement d'une promenade charmante… les dames avec nous… les paniers… nous voici donc au petit trot… sur on ne peut pas dire une vraie route… non !… une allée entre les betteraves… très large, sablonneuse… une de ces allées qui n'ont pas de raison de finir… on s'embarque là-dessus et voilà… nous étions assez durement secoués… un char à bancs à ressorts très raides… même peut-être pas de ressorts du tout… cassés ?… bien possible !… quand il mettait ses chevaux au pas on bringuebalait un petit peu moins… pas beaucoup… une bonne chose, la comtesse Tulff von Tcheppe pouvait pas me forcer de l'écouter… « ses merveilleux jours de Paris, la bataille des fleurs, le Pré-Catelan, Bagatelle… les courses à Étampes… » ce char à bancs, même au pas, faisait un si méchant bruit de chaînes, moyeux, que vous aviez rien à dire… je la voyais ouvrir la bouche de temps en temps, tenter… on traversait encore d'autres champs… des champs… pommes de terre… et encore d'autres… et puis du sable… simplement sable… et cailloux… et puis tout de même au bout de deux heures… quelques arbres… des sapins… un petit bois… une lisière… c'était ça leur chasse ?… tous les trois, quatre arbres, haut entre les branches, une petite plate-forme… que les chasseurs perchés, attendent, l'affût au renard… à propos, pendant qu'en prison, Copenhague, Danemark, j'ai bien connu des militaires qui avaient servi vers Tromjö, ils me racontaient la stratégie des « commandos » russes… c'était aussi par plates-formes, au haut des arbres… tir de précision et de loin, sur les « cadres » officiers, sous-off… je l'ai raconté dans un autre livre, vous me direz… vous vous faites vieux, vous rabâchez, alors ?… n'en pouvez mais !… prenez mettons Duhamel, vous lui trouverez pas dix lignes où il ne sorte pas son « non médiocre »… tic de l'âge… comme les forts mollets, une certaine cambrure du pied, le culte des gros ou petits nénés… pour la vie !… pour la vie aussi Duhamel Basile « non médiocre »… on la lui gravera sur sa tombe… prenez le prochain Figaro, amusez-vous dans les colonnes, tartines à tartuffes, rare que vous trouverez pas « non médiocre »… c'est lui !… c'est lui !…
« Vous titubez mon ami !… »
L'âge ! eh, bien sûr comme Duhamel ! mais lui, tous les jours et pour très cher ! moi pour presque rien !… et pas tous les jours, tous les quatre… cinq ans !… il a su s'y prendre Duhamel Basile… cinq… six académies au cul !… tant pis si je gâte et me rabâche, ma muse flageole… mais facile se prétendre trahi et que notre mémoire nous joue des tours !… « prouvez ! prouvez ! » chiche !… pour preuve je recommence à vous raconter ces combats en Laponie… où l'astuce des commandos russes consistait surtout à enchevêtrer dans les branches quelques « tireuses de précision »… elles devaient repérer les officiers… et pteuff !… elles n'avaient droit qu'à une seule balle !… repérée, rigodon !… culbute, les demoiselles !
Je vois, je vous promène, je vous fais voyager !… tant pis !… j'ai l'âge ! je vous parle de ces femmes-soldates et de leurs plates-formes haut des arbres… les mêmes perchoirs nous voyions là à la lisière de ces sapins… en fait de séquoias géants, je voyais que des arbres bien ordinaires, mélèzes, bouleaux, merisiers… à la fin je demande…
« Séquoias, Madame la Comtesse ?
— Non !… non !… plus loin !… »
Je veux bien, mais on n'arrivera jamais… surtout cette route pire en pire, fondrière en fondrière, que notre véhicule penche… penche !… les dames avec !… qu'on va tous verser !… je peux pas être moins digne que ces dames… on va tout doucement… de mare en mare… tout de même, ah !… je vois des arbres plus hauts ! et des deux côtés… là nous devons y être !… la fameuse forêt !… je parle pas, j'attends… encore peut-être un kilomètre… deux… la route de sable devient moins mauvaise… on va y arriver à leur foutu rendez-vous de chasse !… je vois des troncs d'arbres, sciés… ils ont pas menti… j'ai vu des gros arbres en Afrique, je dois dire ceux-ci sont très sérieux et en dessous de ces étendues de branches !… des profondeurs d'ombre !… on s'arrête…
« Vous êtes fatigués ?
— Oh, non Madame !… oh pas du tout !… charmés !… émerveillés ! nous sommes !
— Alors nous allons descendre… voulez-vous ?… il ne pleut pas !… nous allons goûter…
— Certainement !… certainement, Madame ! »
Toujours d'accord !… jamais non !… à l'ombre des grands arbres… Isis et sa mère veulent aller un peu plus loin… elles se parlent… je me dis « ça y est !… je savais ! une entente ! »… du début je m'étais méfié, surtout le coup de tant de sandwichs… et le pâté en croûte, et aux champignons !… salut, marquises !…
« Madame !… Madame ! »
Elles appellent… Lili qu'elles veulent… aux autres arbres en face… elle revient… c'est pas méchant… de pipi qu'il s'agit… je fais pas exprès de parler pipi, croyez-le… Isis paraît-il nous demande de remonter dans la voiture… soit… parfait !… nous attendons… ah, ces dames !… enfin !… maintenant, la dînette ! les paniers !… et la comtesse Tulff-Tcheppe dès le premier sandwich ça y est !… nous prie de l'écouter et de lui rectifier son français… oh, là là ! bien vous en garder ! ce que veut l'étranger c'est parler son français à lui, tout en fautes… gardez-vous bien de trouver ci, ça ! même très poliment !… nous sommes là pour ne rien dire, écouter… tous les bals à l'Hôtel de Ville… M. Bourgeois encore… encore… Sarah Bernhardt dans sa loge… la duchesse de Camastra… Boni de Castellane… Sem…
Isis s'occupe des paniers… elle met le couvert… tout y est !… rillettes, saucisses, delikatessen, cresson, confitures… je la regarde, tous ces gestes… une fatigue qui n'a l'air de rien, regarder, observer tous les gestes pendant des années… le sens, les intentions… tout autour de soi… et pas pendant une heure, vingt ans !… en cellule, hors cellule… un bail !… humains, à gestes et intentions, vous les expédieriez au diable qu'ils vous reviendraient encore bien pires !… même pulvérisés sous-atomes, ils se reformeraient en asticots… suractivés vers, une telle méchanceté d'outre-là, à vous rendre la mort impossible… passons !… nous en étions à cette dînette sous les séquoias… bien convenu, Lili, moi, La Vigue, que nous ne toucherons à rien… pour la politesse tout de même, faire semblant !… Lili me passe une tartine… deux… La Vigue aussi… j'ai des très grandes poches… je n'ai plus qu'une main, mais bien habile… je crois… le hic, si elles voient mes poches enfler… gonfler… ça fera mal… je jette quelques tartines derrière moi… et que je mâche… et remâche… semblant !… et que je réponds à la vioque que c'est vraiment extraordinaire tout ce qu'elle a vu à Paris !… l'Exposition… la Grande Roue… et la Vente de la Charité… qu'un an plus tard elle y flambait !