Isis von Leiden, sous les géants séquoias m'avait pas tellement surpris !…
« Certainement Madame, certainement !… dès demain !
— Je ne peux pas aller avec vous… vous irez seul chez Athias… vous n'emmènerez ni votre femme, ni votre ami.
— Oh, certainement non !
— Vous ne les remettrez qu'à moi ces médicaments… mais tout de suite !… tout de suite !… vous me demanderez à la ferme… »
Je pouvais pas me tromper… des ordres précis… tout en rafistolant sa robe… et se recoiffant… ses cheveux partout… un viol, nous n'aurions pas eu l'air plus drôles… mais photographies peut-être ?… je voyais rien… ni dans la broussaille… ni dans les hauteurs… je la croyais capable de tout Mme Isis… les autres aussi, bigre !… la dorade, le Rittmeister, le cul-de-jatte, et son colosse donc !… tous d'abord ! tous !… le manoir, la ferme, le hameau, et les prisonniers… et même les oies…
Nous irons demain à Moorsburg, entendu !… mais maintenant là ?… où allions-nous ?… nous retournons à la voiture ?… j'aurais pu penser qu'elle aussi voulait me faire visiter un refuge sous terre ?… comme l'autre avait voulu me montrer ce qui restait du camp d'aviation… Isis ne me semblait pas armée… bien sûr vous pouviez vous attendre de sous un arbre, d'un revers de remblai… j'avais vu bien pire à Grünwald… le truc des sous-bois est facile, qui qu'a tiré ?… vous savez jamais !… là en somme rien ne s'était passé, nous n'avions qu'à revenir aux premières futaies… retrouver Lili et la comtesse… et La Vigue… ils avaient un peu attendu, mais ils ne s'étaient pas ennuyés… la comtesse avait voulu qu'ils goûtent aux petits fours… ils avaient doucement tout recraché… avec elle c'était facile elle regardait pas… Bébert lui avait eu droit à une vraie friture, de poissons du lac, à côté… ils avaient écouté la doche, la même conversation, la même, à quelques variantes, le trottoir roulant, un bal à Bullier, les bords de la Marne… oh, ils l'avaient bien écoutée et bien répondu… mais joliment contents de me revoir !… qu'est-ce que nous avions fait là-bas au fond des bois ?… mais rien du tout ! Kss ! Kss !… jamais rien dire, jamais de rien, à personne… nous devions aller plus loin… et youp ! dada ! messieurs, mesdames, en voiture !… on grimpe, on s'installe… une allée alors d'un grandiose ! la largeur des Champs-Élysées… séquoias de plus en plus énormes…
« C'est tout à vous ? »
Je peux me permettre, zut !…
« Oh oui ! et encore bien plus loin ! »
Je vois, ce sont des gens vraiment riches… ça l'amuse de me voir si curieux… je vais l'amuser encore plus…
« Madame je vais vous dire une bonne chose, je me suis mis dans ce cas si pendable, pas que moi, ma femme, aussi mon ami, par infinie curiosité !… pas par ambition ni par intérêt !… pour ça que vous nous voyez ici, réclamés par toutes les polices, poteaux, meutes… de m'être occupé de ce qui ne me regardait pas !… »
Elle était pas idiote Isis… je l'étonnais pas…
« Eh bien Docteur… soyez curieux ! demandez-moi tout ce que vous voudrez !… je vous dirai… n'ayez pas peur !… on ne sait comment vous faire plaisir, au moins une chose, vous dire tout ce qui ne vous regarde pas !…
— Exactement Madame ! j'avoue !
— Alors d'abord à la scierie !… je vais vous montrer au bord du lac… elle occupe soixante ouvriers… tous condamnés à des peines… il y a trois assassins parmi eux… refusés par l'armée… indignes… les Bibel c'est la Bible !… ceux-ci sont vraiment des forçats… un peu plus bagnards que les « objecteurs »… vous allez les voir… ce lac aussi est à nous… il est assez grand, dix-huit kilomètres jusqu'à Moorsburg… vous verrez les petits bateaux… ces bateaux sont à mon beau-père… ils sont vieux, comme lui… il en faudra d'autres… nous avons une autre scierie, un peu plus haut… nous n'irons pas aujourd'hui… vous savez assez ?… assez précis ?
— Oui, Madame… »
Mais la comtesse Tulff-Tcheppe pourrait peut-être dire un mot ?… non ! elle boude !… sa fille s'aperçoit…
« Mais maman vous avez aussi ! de bien plus grands lacs !
— Je pense !…
— Dix fois plus de forêts !
— Certainement Isis ! certainement ! »
Rien de plus… le char à bancs s'arrête, nous y sommes !… je croyais qu'on arriverait jamais… je connais les forêts tropicales, tout le monde les connaît à présent, tout le monde voyage, vous étonnez plus personne… autrefois un casque ça y était… Brazza était plus votre cousin !… maintenant les chutes du Congo vous font au plus un week-end… vous aviez alors l'impression d'être enfermé pour toujours, dans l'ombre moite, dans une confusion de lianes, racines, mares à serpents… là-haut, au contraire, l'ombre, toute sèche… et jaune… le tapis d'épines… en somme une forêt trop belle, trop somptueuse… le lac aussi, trop limpide, trop bleu… tout ça si poétique, dirais-je, symphonique, profond, terrible, bien allemand… que vous échapperez pas non plus, jamais !… je ne prétends pas que vous y alliez !… ni au Congo, ni en Prusse !… l'avantage de cet énorme tapis d'épines, c'est qu'il amortissait le bruit, vous n'entendiez plus le bacchanal des bombes sur Berlin… l'eau du lac tremblotait un peu… les berges… les roseaux mêmes, vibraient… vibraient…
« Docteur tout ceci est à nous… ces bûcherons aussi, là !… vous les voyez ? »
Si je les voyais !… ces forçats ne sciaient pas… ils poussaient des géants troncs d'arbres, les faisaient rouler jusqu'à l'eau… d'autres en bas liaient des troncs ensemble… je saisissais… dans ma petite enfance, je peux dire, j'ai été le môme passionné pour le travail des « trains de bois »… depuis Ablon, depuis l'écluse jusqu'au Pont-au-Change… les mariniers faillaient tout le temps piquer une tête… force et coup d'œil, ils venaient paraît-il du Morvan… où ils allaient ? j'ai jamais su… là ceux-ci avaient pas l'air très mariniers… j'ai fréquenté les sablières, je connais le travail… Isis voit ce que je pense…
« Selon vous, ils arriveront ?
— Où ?
— A Moorsburg !…
— Possible… mais pas sûr…
— Si ils se noient qu'est-ce que vous croyez ?
— Il en viendra d'autres… »
Là, je les fais rire toutes les deux… la fille et la mère… qui boudait… la façon que j'ai bien répondu !… et le Revizor ? et le garde champêtre ?… le pasteur ? c'est le moment de se renseigner !… Isis demande à un grisonnant, là tout près… non !… il ne sait pas ! ils n'ont rien vu !… rien à sortir de ces gens-là… nous ne leur disons pas « au revoir » ni « bonne chance »… moi-même plus tard en cellule j'ai jamais demandé qu'une chose : qu'on me foute la paix… je comprenais bien ce sentiment… Léon Bloy mourant réclamait : le Saint-Esprit ou les cosaques !… moi qu'en connais bien plus que lui que vous direz que je clame, exige « la plus forte bombe et les Chinois ! » je plaisante !… il ne s'agissait pas de plaisanter, mais de reprendre l'allée forestière, de nous faire secouer une heure ou deux, cahoter, piler de trou en trou… le char à bancs criait on peut dire des quatre moyeux… le cauchemar de cette guerre, les corps gras !… axes, pistons, bielles !… brûlés, fissurés, fondus !… en l'air, sur terre ou sous les mers… nous là notre voiture les ressorts, les essieux, voulaient plus… presque hurlaient… mais enfin quand même… très doucement…