En avançant je vois des arbres moins hauts… et plus de séquoias, des sapins… tout d'un coup, je m'attendais pas, Isis commande : Halt !… le cocher arrête… « venez ! »… elle a à me parler… « vous seul ! »
« Il faut que je vous montre notre chalet !… »
Qu'est-ce que ça vient foutre ?
« Vous allez voir ! venez avec moi !… vous, restez là !… Madame et monsieur Le Vigan !… »
Une autre lubie !… je descends de la voiture… elle me mène par un sentier… encore un !… sa rage les sentiers !… celui-ci passe entre les sapins… qu'est-ce que ça va être ?… oh, c'est pas mal !… un grand pavillon tout bois, pimpant, très net, très astiqué, plus propre que leur ferme… elle me précède…
« Venez ! »
On entre… je dirais vraiment du luxe, bien mieux que chez eux… moquettes, coussins de cuir, énormes divans, et de ces étagères de bouteilles !…
« Raus ! dehors ! »
L'ordre est brutal !… à quelqu'un… qui ?… je vois personne… mais j'entends que ça se sauve… des domestiques dans une autre pièce ?
« Je ne veux pas les voir !… elles reviendront quand je serai partie ! elles reviennent toujours ! »
Je crois qu'il s'agit de Polonaises… maintenant à moi !…
« Docteur ! Docteur, je m'excuse !… voulez-vous demander à Athias…
— Athias ? »
Je me souviens plus…
« Vous savez à Moorsburg ?… le pharmacien ?… vous vous souvenez ?
— Ah, oui ! ah, oui ! à vos ordres Madame ! l'Apotheke ! »
Encore une autre drogue ?
« J'ai oublié !… des petites serviettes en papier… pour dames… vous savez ? mensuelles ?
— Oh oui Madame !
— On les appelle des “kamelia” ici, avec un k… vous avez les pareilles en France, mais en France avec un c !… trois paquets, s'il a !… si il vous dit qu'il n'en a pas vous lui direz : “si ! si !” il a ! il les garde pour d'autres !… et aussi mon rouge à lèvres… et ma poudre… il sait ce que je prends… si il vous dit non… bien : non !… alors prévenez-le que j'enverrai Kracht… il vous donnera !… vous avez compris ?… Wohlmuth Athias… devant la statue…
— Certainement Madame, dès demain !
— Alors, sortons !… retournons à la voiture… vous ne voulez pas m'embrasser ?
— Si ! si ! Madame ! »
Je l'embrasse.. elle m'embrasse… et nous sortons… bons amis… nous n'avons pas été longtemps… eux n'ont pas bougé de la voiture… ils n'ont rien fait ils n'ont rien vu… je leur demande… ni le Revizor, ni Hjalmar, ni le pasteur… Lili a vu une bête là-bas… presque à la lisière des sapins… elle nous montre… oui !… elle a raison… on regarde tous… un renard qui nous regarde… que sur trois pattes, comme il peut… un renard qui s'est dégagé, pris au piège… Isis m'explique… puisque la chasse est défendue alors « pièges partout » !… ils n'auraient plus un canard, plus une oie, plus un poulet, une dévastation sans les pièges !… pas seulement ici, toute l'Allemagne…
« Maintenant vous savez ?
— Certainement, Madame ! »
Le renard s'en va vers le bois… nous le regardons s'éloigner… nous allons nous dans l'autre sens… la route est moins cahoteuse… les roues font moins de bruit… ça y est, la comtesse Tulff profite que les moyeux grincent moins… pour prendre la parole… je me dis : en avant l'Élysée !… non ! pas du tout !… le Brandebourg maintenant ! elle nous entreprend !… mais pas d'aujourd'hui, d'autrefois, de sa jeunesse… les usages, les réceptions, les mariages des nobles familles… les emplois, les grades de chacun… et aussi les lieux, les garnisons, l'artillerie de la Garde, l'école à feu, le polygone… elle connaissait un peu le Brandebourg Madame la Comtesse, pas que sa Poméranie natale !… je l'écoutais… je l'écoutais… mais pas beaucoup… placée à ma gauche, je l'entendais mal… je pensais surtout à Moorsburg… à l'Apotheke, devant la statue… j'irai ?… j'irai pas ?… Wohlmuth Athias ?… c'était encore à réfléchir… là, cahotant, tout doucement on arrivait… le parc… l'isba des bibelforscher… notre péristyle… Kracht n'est pas loin, le voici !… « bonjour ! heil ! bonne promenade ? » surtout bien contents d'être revenus… ça aurait pu finir plus mal… vingt ans après je le pense encore, ça aurait pu finir plus mal… là j'ai rien dit… toute la nuit j'y ai pensé… mais rien dit… ni à Lili… ni à La Vigue…
Pas que cette promenade à Moorsburg, sept kilomètres, à badigeon, nous ait paru bien réjouissante… mais puisque c'était entendu !… j'irai voir cet Apotheke !… maintenant pour la question des drogues, sûrement pas la première fois… curare… cyanure… dolosal… on en reparlerait… pour son rouge à lèvres, sa poudre et ses « kamelia » certainement, tout de suite ! pour le reste le connaître un peu ce Wohlmuth Athias… tout près de la statue… question la route de Moorsburg tout droit à travers la plaine, pas à se tromper !… suivre les bornes… d'abord on apercevrait de loin, on connaissait… le mieux de partir au petit jour, mettons cinq heures, personne pour vous dire au revoir… très discrets !… d'accord !… nous nous préparons dans la nuit, dans nos antres… Iago laisse passer La Vigue… on se retrouve au péristyle et en avant !… une !… deux ! une !… deux !… doucement ! pour moi surtout qui banquillonne… je dois dire c'est bien tranquille partout… à la roulotte… aux isbas… rien ne bouge… même les oies !… ça va !… on avance… pas vite, mais tranquilles… Bébert en boule dans son sac, il a l'habitude… les chats aiment pas nos astuces, nos fugues, mais quand ils savent qu'il faut, il faut, ils s'immobilisent, ils font boule… voici je crois… un ! deux !… un ! deux !… la petite aube… le ciel est déjà noir… jaune… même avant le jour !… des crasses… vous direz : Dieu qu'il est lassant !… il en sort pas !… ceux-là non plus sortent pas du ciel !… escadres sur escadres… d'aller déposer leurs horreurs sur l'horrible Berlin !… toutes leurs saloperies !… pas que les « forteresses » !… mosquitos… marauders… de tout !
« Si il avait pas ses trois points, son style, qu'il dit, oh là ! là ! on le lirait peut-être un peu plus !… depuis le “Voyage” il est illisible !… le “Voyage” et encore ! maintenant il est si abruti, il a l'air, que même à la Télévision, il est pas regardable, la preuve M. Petzareff vient de lui faire sauter, juste à temps, “une heure d'entretien”… c'était fait !… la France était encore perdue !… Juanovici est en prison, mais Petzareff, œil à la brèche, perd pas un geste des anti-tout !… et sans certificat d'études !… réseau “Honneurs, Bénéfices”… »
Ce sont là aimables propos… mais sur cette route de Moorsburg nous n'avons pas à giberner… nous étions encore assez loin… la plaine… quelques personnes… là-bas… tout ces sillons jaunes, gris, jusqu'à l'Oural… quelques gens pas trop éloignés… pas à leur demander ce qu'ils font, ils travaillent… je crois, à des sortes de bâtisses… briques et tuiles… il faut que je fasse attention, que je divague pas trop, que j'aille pas vous perdre, vous lecteur, sur la route de Moorsburg… là tout d'un coup d'un côté, d'un fossé, deux hommes surgissent… deux hommes loqués un peu comme nous, tant bien que mal, sacs, chiffons, ficelles… ils nous parlent et en français…