« Je crois que celui-ci m'a reconnu ?
— Oh oui !… certainement ! »
Et voici que Le Vigan s'incline… très grande révérence !… profond salut de scène !… à toute la boutique !… au charcutier, à sa femme, aux commis !… ils le regardent, si c'est bien pour eux ?… oui !… alors ? il attend… plié en deux… son chapeau effleurant le sol… ils l'applaudissent…
« Tu vois ?… tu vois ?… »
Il se retire en grandes révérences… touché ! flatté !… nous faisons comme lui, nous nous retirons en grands saluts… sans oublier notre paquet, les rillettes… au trottoir, fini les manières !… vite au boulanger ! ce commerçant non plus veut pas de nos tickets… oh pas du tout… « mais qu'est-ce qu'on veut ? » trois grands pains noirs, longs !… « gut ! gut ! » il ne veut ni tickets, ni marks… il ne répond pas à nos « guten tag » ! servis, qu'on s'en aille !… parfait ! on prend l'habitude… mais c'est pas tout ! les mômes qui nous suivaient de loin, se sont rapprochés et plus nombreux, et avec une troupe de femmes en plus, au moins une centaine, et hurlantes… elles nous voient, elles nous traitent de tout… canailles ! charognes ! fallschirmjäger !… parachutistes !
Tout le bien qu'elles pensent…
Qu'est-ce que peuvent faire ces furieuses harpies à balais, pelles et fourches ?… la voirie !… les égouts !… Kracht m'avait bien prévenu, de rien leur répondre… aux mômes non plus… certes ! certes ! mais nous avions à passer et ils occupaient tout le trottoir… les mômes, garçons, filles étaient sûrement des « Hitlerjugend » ils nous lâcheraient pas, ils avaient ce qu'il leur fallait, ce qu'ils cherchaient depuis des mois !… trois ! trois parachutistes saboteurs ! y avait pas à en mener large, le même coup que dans le métro de Berlin… c'est seulement bien grâce à Picpus que nous étions sortis pas lynchés !… là je voyais pas du tout de Picpus !… une quatrième place Vendôme… affreux mômes ! hurleurs agressifs ! de plus en plus… je dis : planquons !… un café est là, wirtschaft, entrons !… j'avais bien besoin… ah, le temps de toucher le bec-de-cane les mômes sont sur nous !
« Fallschirmjäger ! parachutistes ! »
Et que ça y est !… nos canadiennes ! le même coup qu'à Berlin, bien le trio de foutus saboteurs, recherchés par toutes les polices !… au fait à Berlin sans Picpus nous y passions ! sous le métro ! où il pouvait être à présent, Picpus ?… lui avait reconnu La Vigue !… pas un seul de ces morveux pouvait reconnaître le grand acteur !… mais bon Dieu qu'ils nous accrochaient !… et qu'ils nous forçaient d'avancer !… à dix !… à vingt ! garçons, filles, à nous trépigner… vers où ? que j'avais beau leur hurler qu'on était de Zornhof !… de chez les von Leiden ! où ils voulaient nous emmener ?… au Poste ?…
Là-bas, l'autre grand-place, un S.S. ! je me goure pas ! Kracht « ohé ! ohé ! » qu'il nous voie !… on crie tous les trois !… il vient ! le voici !… il rit de nous voir presque noyés, étouffant sous les Hitlerjugend… il est en uniforme S.S., bottes, tout ! ah, il a tôt fait !… weg !… ça suffit !… ils dégagent, ils se sauvent !… plus un !… on rafistole nos canadiennes… je propose qu'on aille au café… là, tout près… mais avec lui… oh, pas sans lui !… il veut bien… on s'installe et on commande… trois cafés « ersatz » !… je profite lui demander ce que sont ces femmes de la voirie qui nous ont traités de tout et tout ?… ce sont les prostituées de Berlin en traitement à Moorsburg, les trop contagieuses, qui ne voulaient pas se soigner là-bas… ici bien sûr, elles sont traitées, mais il faut aussi qu'elles travaillent… au moins qu'elles aident !… évidemment elles se tiennent mal, insultent les passants, pas que nous !… tous !… il sera bientôt impossible de les tenir en ville, même aux égouts !… ils n'ont plus assez de policiers !… elles ont cassé trois magasins, déjà !… le dedans, et le devant !… tout !… il est question qu'elles aillent aux champs, à la culture, aux betteraves où elles ne pourront rien casser… lui me pose la question si on a pas vu le Revizor ?… et le garde champêtre ?… non !… partout nous avons demandé… rien !… maintenant ce que je pense de l'Apotheke ? Wohlmuth ?
« Oh, bien aimable ! et quel érudit !… Fontane ! il sait tout ! »
Je parle pas des médicaments…
Il doit faire encore quelques courses… non !… il ne les fera pas !… si !… nous nous partirons en avant, doucement… il nous rattrapera, il a son vélo… il pense à tout, il me donne son sifflet à roulette, si les mômes reviennent à la charge, j'aurai qu'à y aller… vrrrt ! il sera pas loin… parfait !… et nous revoici sur le trottoir… nous nous séparons… la seconde porte cochère, deux prisonniers en bourgerons sortent une grosse boîte à ordures, très lourde, ce sont des prisonniers français… je leur dis bonjour, ils nous répondent mais assez sec… je vois ce que c'est, ils sont au courant qui nous sommes… les renseignements vont drôlement vite, tout le Brandebourg doit être au fait que les trois monstres sont en balade… plus les ragots sont haineux cons, plus vite ils cavalent et se répandent, de ménagères à betteraves, et prisonniers, et bistrots… bon, je sors deux paquets, trois !… je les leur passe… merci !… alors ?… je demande… les nouvelles ?… les nouvelles c'est ça : que Simmer le Landrat, cette fiote aux bijoux, avait fait fusiller hier, trois prisonniers, boueux comme eux, motif : avaient appelé « sales boches » des bourres de la Kommandantur venus faire l'appel et leur prendre leurs bourgerons pour les peinturlurer rouge, noir…
Nous sommes désolés !… ces boches sont infects !
« Oh, ils en ont plus pour longtemps !… ça va chier ici ! et pour vous aussi !… »
Nous sommes classés, je vois… c'est pas la peine qu'on s'attarde… on les écœure… je leur passe encore deux paquets…
« Heil ! heil ! »
Qu'ils me remercient… ils se reharnachent avec leurs gros cuirs… sangles d'épaule, crochent leur énorme boîte d'ordures… oh ! hisse !… c'est pas la peine d'insister… nous partons… bien nous sommes déjà, à l'autre place, que nous les entendons encore… heil ! heil !… ils étaient vraiment hostiles ces deux boueux… et les mômes donc !… et les pétasses !… en plus du Landrat ! une vraie unanimité !… plus les oies et les Bibel !… il devait y en avoir encore plein, plein Moorsburg, de ces prêts à tout, et nous écarteler d'abord !… je me dis : sûr on va en rencontrer d'autres, d'ici Zornhof… non !… personne !… pas un ! ils devaient s'être fait le serre…
« Tu crois qu'ils savaient qui j'étais ? »
Je comprends pas ?… son inquiétude…
« Les boueux ? »
Ah, s'ils l'avaient reconnu, La Vigue !
« Bien sûr ! bien sûr !
— Pour ça qu'ils nous ont injuriés !
– Évidemment ! »
Je crois vraiment que nous allions bon pas… les retours sont toujours plus faciles… mais je ne ramenais rien pour Isis… sauf sa poudre, son rouge à lèvres et les « kamelia »… elle comprendrait… je pensais à elle voyant le cadran… l'église… déjà chez nous !… les chaumes… tout devient vite « chez nous »… le plus rébarbatif endroit… on se fait, on en veut, une douceur… même la réclusion, quand ils vous changent de cachot, vous y étiez fait… la cruauté de vous mettre ailleurs… une autre fosse…
Kracht avait dû prendre par un sentier, en tout cas il était là, il nous attendait…
« Alors ?… alors ? bonne route ?
— Oh, parfaite !… parfaite ! »
Et il nous quitte… nous montons chez nous… La Vigue veut me parler… « viens ! viens ! »… sa cellule en bas n'est pas gaie, je vous ai dit, pire que notre tour… je comprends qu'il préfère nos paillasses… pas rigolo notre réduit, mais lui son sous-sol, la tombe… et puis Iago… c'était pas si sûr qu'il nous laisse passer… oh, mais ! au fait !… le saucisson, le pain noir, les rillettes ?… c'est plutôt le moment ?… pas pilonné pour des nèfles !… et sans tickets !… je veux on s'est tapé quinze bornes, et on s'est fait bien insulter, mais enfin une chose, on est exempt, au moins aujourd'hui, d'aller pleurnicher aux marmites… les ménagères seront pour leurs frais, leur bon moment de nous voir passer, se foutre de nous… donc on se dispose pour l'orgie, pain noir, saucisson… le pain noir est tout mou… juste au moment : toc ! toc !… quelqu'un !… Kracht !… encore lui !…
« Vous venez voir ce que nous mangeons Kracht ?
— Non !… non ! cher ami ! je me permets de vous déranger… mille pardons, Madame !… un petit mot !… une urgence…
— Une vacherie ?
— Non… non Docteur ! une tristesse…
— Allez-y pour la tristesse !
— Iago est mort !
— En bas ?
— Non !… sur la route avec le Rittmeister…
— Ils ne l'ont pas empoisonné ?
— Non !… je ne crois pas, vous verrez, il n'a pas vomi… vous verrez, je crois c'est le cœur… vous savez comme il tirait…
— Parce qu'ils sont capables de tout !
— Oh oui !… oh je sais !… mais là je crois c'est le cœur…
— Alors ?
— Nous n'avons plus de vétérinaire… le village demande que vous y alliez… ils ont tous peur pour leur bétail… que Iago soit mort d'un mal contagieux !… ils ont peur surtout pour eux-mêmes… ils craignent !…
— Entendu Kracht ! à vos ordres ! parfaitement compris !… seulement deux minutes !… vous permettez ! nos friandises !… absolument sans tickets !
— Mes amis, je vous en prie !
— Kracht, vous qui savez tout, je peux vous demander peut-être ?
— Je vous en prie !
— Si la guerre va bientôt finir ?
— Harras doit savoir ! »
Harras ! ah, Harras !… où il peut être le gros garnement ?… on rit… on rigole !… je vois qu'il n'a plus sa petite moustache, Kracht… il se l'est rasée… déjà plusieurs fois qu'il se la rase, sa mouche à l'Adolf… et se la laisse revenir…
Nous voilà, on a fini… il reste encore du saucisson… si on le laisse là, les gaspars, sûr, sitôt nous partis, se jetteront dessus… possible ils dévoreraient Bébert si on le laissait là… comme moi mes Épurateurs, rue Girardon, absolument rien laissé !… ils ont brûlé jusqu'à mon page, furieux de pas pouvoir le descendre, trop lourd… donc nous finissons trois sardines, et le reste : oh ! dans la musette !… avec le pain noir, deux boules, et Bébert !
« Maintenant Kracht au “constat” ! »
Tout près ?… tout de même assez loin… après les dernières chaumières, où la route bifurque… oh mais y avait déjà des gens… ménagères, prisonniers, travailleurs russes, polaks… et forcément nos acolytes, Léonard, Joseph… et encore bien d'autres curieux, venus sans doute des fermes là-bas… vers le lac… Kracht fait tout reculer ! reculer !… que je puisse examiner Iago… sur le flanc, il est… pas de bave… pas de vomissements… les quatre pattes raides… le corps encore tiède… je demande, il est mort il y a deux heures environ… en traînant le vieux… subit !… des gens étaient là, ont vu… c'était en faisant le tour du soir… pas eu de convulsions, rien du tout !… bien !… je peux conclure : le cœur… le cœur a cédé, l'âge et le surmenage… rien de contagieux !… aucun danger ! et puis de pas manger assez de viande… un chien comme Iago, son poids, devait manger au moins cinq cents grammes de viande crue par jour… donc, ni maladie, ni empoisonnement… je suis affirmatif… privations ! Kracht leur répète mes paroles… mais plus affirmatif encore ! très ! grognant, grondant, comme un führer !… une servante traduit tout en russe, que tout le monde comprenne… maintenant on peut enterrer le chien, Kracht a prévu… voici huit Bibelforscher avec pelles, pioches, et trois larges pierres… le trou est vite fait… le pauvre clebs au fond, la terre pilonnée… c'est fini… je me retourne… tiens, Isis !… elle qui sort pas beaucoup de chez elle… je la salue… je m'incline… je lui ai donné son rouge à lèvres, ses « kamelia »… rien à lui dire… elle me regarde… elle nous regarde… c'est tout… bien !… je dis à Lili et La Vigue que ça va, qu'on rentre… une voix : halt !… la voix du vieux… il arrive… et à cheval !… il est en retard… Kracht m'explique… il a repris son cheval à la ferme, le fils l'avait mis au labour, un cheval blanc demi-sang… oh, il l'avait pas eu comme ça !… une de ces colères qu'on lui rende !… que c'était lui le patron de la ferme, pas d'autres !… lui Rittmeister comte von Leiden ! qu'il ne tolérait pas !… qu'il voulait son gaye !… que c'était la honte ! qu'il irait jamais à pied, lui !… qu'il se ferait pas porter à dos de Russe, comme son propre fils jamais !… qu'il était pas cul-de-jatte, lui !… et puisque Iago était mort, il remonterait à cheval, et tout de suite !
Ils avaient eu peur d'un coup de sang, qu'il tombe comme Iago… ils lui avaient rendu son gaye, tout sellé, et en bride, gourmette… pas en bridon !… on lui retrouvait plus ses éperons… on y avait retrouvés ! là il était là, sapristi coléreux schnok von Leiden, sur son demi-sang blanc… et armé, il fallait voir !… sabre, revolver… il se tenait encore pas mal, mieux qu'en bécane, on voyait qu'il avait monté… mais le sabre à droite ? il avait servi aux uhlans… les uhlans portent le sabre à gauche… il innovait ! il vient vers nous… je dirais vers le tertre à Iago… il sort son sabre, salue largement…
Maintenant je crois, nous pouvons rentrer… lui d'abord, le Rittmeister… qu'il prenne sa distance…
Là, ça y est !… il est aux peupliers déjà… on le voit bien de loin sur son cheval blanc… surtout contre le ciel, si gris, si jaune… nous on revient lentement avec les six Bibelforscher, et deux gitans et Léonard et Joseph… et Kracht, trois pas derrière nous… on va pas vite… où est Isis ?… je la vois plus… elle doit pas avoir pris la route… ou une autre ?… ou un chemin creux… on croit tout voir dans ces plaines… et tout s'efface… en tout cas elle ne nous avait pas approchés… pas extraordinaire !… peut-être rien du tout ?… je verrai…