— Oh, parfaite !… parfaite ! »
Et il nous quitte… nous montons chez nous… La Vigue veut me parler… « viens ! viens ! »… sa cellule en bas n'est pas gaie, je vous ai dit, pire que notre tour… je comprends qu'il préfère nos paillasses… pas rigolo notre réduit, mais lui son sous-sol, la tombe… et puis Iago… c'était pas si sûr qu'il nous laisse passer… oh, mais ! au fait !… le saucisson, le pain noir, les rillettes ?… c'est plutôt le moment ?… pas pilonné pour des nèfles !… et sans tickets !… je veux on s'est tapé quinze bornes, et on s'est fait bien insulter, mais enfin une chose, on est exempt, au moins aujourd'hui, d'aller pleurnicher aux marmites… les ménagères seront pour leurs frais, leur bon moment de nous voir passer, se foutre de nous… donc on se dispose pour l'orgie, pain noir, saucisson… le pain noir est tout mou… juste au moment : toc ! toc !… quelqu'un !… Kracht !… encore lui !…
« Vous venez voir ce que nous mangeons Kracht ?
— Non !… non ! cher ami ! je me permets de vous déranger… mille pardons, Madame !… un petit mot !… une urgence…
— Une vacherie ?
— Non… non Docteur ! une tristesse…
— Allez-y pour la tristesse !
— Iago est mort !
— En bas ?
— Non !… sur la route avec le Rittmeister…
— Ils ne l'ont pas empoisonné ?
— Non !… je ne crois pas, vous verrez, il n'a pas vomi… vous verrez, je crois c'est le cœur… vous savez comme il tirait…
— Parce qu'ils sont capables de tout !
— Oh oui !… oh je sais !… mais là je crois c'est le cœur…
— Alors ?
— Nous n'avons plus de vétérinaire… le village demande que vous y alliez… ils ont tous peur pour leur bétail… que Iago soit mort d'un mal contagieux !… ils ont peur surtout pour eux-mêmes… ils craignent !…
— Entendu Kracht ! à vos ordres ! parfaitement compris !… seulement deux minutes !… vous permettez ! nos friandises !… absolument sans tickets !
— Mes amis, je vous en prie !
— Kracht, vous qui savez tout, je peux vous demander peut-être ?
— Je vous en prie !
— Si la guerre va bientôt finir ?
— Harras doit savoir ! »
Harras ! ah, Harras !… où il peut être le gros garnement ?… on rit… on rigole !… je vois qu'il n'a plus sa petite moustache, Kracht… il se l'est rasée… déjà plusieurs fois qu'il se la rase, sa mouche à l'Adolf… et se la laisse revenir…
Nous voilà, on a fini… il reste encore du saucisson… si on le laisse là, les gaspars, sûr, sitôt nous partis, se jetteront dessus… possible ils dévoreraient Bébert si on le laissait là… comme moi mes Épurateurs, rue Girardon, absolument rien laissé !… ils ont brûlé jusqu'à mon page, furieux de pas pouvoir le descendre, trop lourd… donc nous finissons trois sardines, et le reste : oh ! dans la musette !… avec le pain noir, deux boules, et Bébert !
« Maintenant Kracht au “constat” ! »
Tout près ?… tout de même assez loin… après les dernières chaumières, où la route bifurque… oh mais y avait déjà des gens… ménagères, prisonniers, travailleurs russes, polaks… et forcément nos acolytes, Léonard, Joseph… et encore bien d'autres curieux, venus sans doute des fermes là-bas… vers le lac… Kracht fait tout reculer ! reculer !… que je puisse examiner Iago… sur le flanc, il est… pas de bave… pas de vomissements… les quatre pattes raides… le corps encore tiède… je demande, il est mort il y a deux heures environ… en traînant le vieux… subit !… des gens étaient là, ont vu… c'était en faisant le tour du soir… pas eu de convulsions, rien du tout !… bien !… je peux conclure : le cœur… le cœur a cédé, l'âge et le surmenage… rien de contagieux !… aucun danger ! et puis de pas manger assez de viande… un chien comme Iago, son poids, devait manger au moins cinq cents grammes de viande crue par jour… donc, ni maladie, ni empoisonnement… je suis affirmatif… privations ! Kracht leur répète mes paroles… mais plus affirmatif encore ! très ! grognant, grondant, comme un führer !… une servante traduit tout en russe, que tout le monde comprenne… maintenant on peut enterrer le chien, Kracht a prévu… voici huit Bibelforscher avec pelles, pioches, et trois larges pierres… le trou est vite fait… le pauvre clebs au fond, la terre pilonnée… c'est fini… je me retourne… tiens, Isis !… elle qui sort pas beaucoup de chez elle… je la salue… je m'incline… je lui ai donné son rouge à lèvres, ses « kamelia »… rien à lui dire… elle me regarde… elle nous regarde… c'est tout… bien !… je dis à Lili et La Vigue que ça va, qu'on rentre… une voix : halt !… la voix du vieux… il arrive… et à cheval !… il est en retard… Kracht m'explique… il a repris son cheval à la ferme, le fils l'avait mis au labour, un cheval blanc demi-sang… oh, il l'avait pas eu comme ça !… une de ces colères qu'on lui rende !… que c'était lui le patron de la ferme, pas d'autres !… lui Rittmeister comte von Leiden ! qu'il ne tolérait pas !… qu'il voulait son gaye !… que c'était la honte ! qu'il irait jamais à pied, lui !… qu'il se ferait pas porter à dos de Russe, comme son propre fils jamais !… qu'il était pas cul-de-jatte, lui !… et puisque Iago était mort, il remonterait à cheval, et tout de suite !
Ils avaient eu peur d'un coup de sang, qu'il tombe comme Iago… ils lui avaient rendu son gaye, tout sellé, et en bride, gourmette… pas en bridon !… on lui retrouvait plus ses éperons… on y avait retrouvés ! là il était là, sapristi coléreux schnok von Leiden, sur son demi-sang blanc… et armé, il fallait voir !… sabre, revolver… il se tenait encore pas mal, mieux qu'en bécane, on voyait qu'il avait monté… mais le sabre à droite ? il avait servi aux uhlans… les uhlans portent le sabre à gauche… il innovait ! il vient vers nous… je dirais vers le tertre à Iago… il sort son sabre, salue largement…
Maintenant je crois, nous pouvons rentrer… lui d'abord, le Rittmeister… qu'il prenne sa distance…
Là, ça y est !… il est aux peupliers déjà… on le voit bien de loin sur son cheval blanc… surtout contre le ciel, si gris, si jaune… nous on revient lentement avec les six Bibelforscher, et deux gitans et Léonard et Joseph… et Kracht, trois pas derrière nous… on va pas vite… où est Isis ?… je la vois plus… elle doit pas avoir pris la route… ou une autre ?… ou un chemin creux… on croit tout voir dans ces plaines… et tout s'efface… en tout cas elle ne nous avait pas approchés… pas extraordinaire !… peut-être rien du tout ?… je verrai…
Je dois dire j'étais inquiet… plus précisément au sujet de La Vigue… drôle il était… toujours drôle… mais là en rentrant de cette promenade il m'avait semblé encore plus baroque qu'en partant… je dormais pas beaucoup, par éclipses… aussitôt qu'il fit un peu jour dans la meurtrière, ni une ! ni deux !…
« Dis Lili, je descends voir La Vigue !
— Qu'est-ce que tu crois ?
— Qu'il est malade ! »
Pas compliqué je secoue la paille et je suis debout… on s'habille pas, on est toujours prêts… je prends l'escalier… là le coin où était Iago, plus que sa chaîne et son gros collier… le couloir de briques… je vais… au bout la porte à Le Vigan, sa cellule… je frappe pas, j'entre… ah, ça y est !…
« Toi !… toi !… un rat !… un rat !…
— Tu déconnes La Vigue !… je suis pas un rat, je suis moi ! je te dis de t'asseoir !… tu me fatigues ! »
Il est tout debout sur sa paillasse, il fait des gestes avec ses bras que je suis terrible que je l'épouvante ! que je vais le bouffer !
« Mais non La Vigue, marre ! assois-toi !
— Si ! si !
— Non ! non ! fous-nous la paix !… tu gueules trop fort !