« Oui… oui, mon frère ! »
Comment il allait traiter les Russes !… les provoquer au corps à corps !… ce qu'ils sont : foireux puants boas d'égouts !… eux leurs généraux et leur tsar !
« Certainement, Hermann !
— Les Russes me connaissent ! pas d'hier ! la horde Rennenkampf, août 14 !… Tannenberg !… »
Eux qui venaient le défier maintenant ?… eux ! ah, ils voulaient venir à Zornhof !… ils y viendraient en cercueils !… oui !
« Certainement, Hermann, mais vous ne serez pas seul !
— Si ! si !… je serai seul !… puisque Hindenburg est parti ! moi seul contre tous !
— Oh, vous avez raison, mon frère je vous embrasse !… vous n'avez plus à hésiter !…
— Vous me comprenez ma sœur ! je vous embrasse !… et en selle !… ce soir, des cadavres ! encore des cadavres ! regardez le cadran !… l'église !… des têtes !… des têtes !… vous verrez passer ! Tartares vous l'aurez voulu !… regardez, ma sœur !… cette plaine sera rouge !… toute rouge !… jusqu'à l'Oder !
— Certainement mon frère, je regarderai tout !… »
Elle au moins était bien d'accord, elle le comprenait, elle ne l'avait pas contredit ! maintenant : à cheval ! au péristyle !… il s'agissait de le mettre en selle… nous descendons tous les trois et la sœur… et les petites Polonaises pieds nus… tout le hameau devait savoir qu'il s'en allait… mais personne s'était dérangé… sauf trois bibel de l'écurie… je vous disais son cheval, pardon ! sa jument !… Bleuette ! pourquoi ce nom français ?… elle était là devant le péristyle sellée… un bibelforscher la tenait… il la tenait bien… un homme qui connaissait les chevaux… à la ferme ils ne l'avaient pas trop éreintée cette Bleuette !… pourtant au labour ils demandaient beaucoup… pas du tout le travail de demi-sang !… voici le Rittmeister, tout équipé, éperons, épaulettes, brandebourgs, croix de fer… et shapska !… il se tâte s'il a tout… oui, il a !… et ses étriers ?… il chausse court… et s'il a assez d'avoine ?… oui, deux musettes !… et le sac de toile ?… bien !… un des bibel lui tend l'étrier… nein ! il refuse… sans aide !… une main au pommeau et hop !… il est en selle… il se tient « droit, aisé sans raideur »… tout à fait dans le « Règlement »… je peux apprécier… autrement en selle que les écuyers que j'ai vus depuis, que je vois tous les jours passant le pont de Saint-Cloud… ou au bois de Boulogne, éperdus, raccrochés aux encolures… des gens jamais « mis en selle », exempts de tape-cul, tout « sur les couilles », abominables, pas regardables… que vous seriez mort au cachot, avant 14, d'oser vous présenter ainsi… genoux remontés, coudes en ailerons…
Maintenant ça va, tout va !… « on tourne ! »…
Mais je vous promène tort et travers, je me laisse entraîner moi aussi !… deviendrais-je jean-foutre ?… présent, passé, je me permets tout !… si vieux, je me dis : zut ! tant pis ! je pourrai pas écrire toujours, si j'en omets ?… Nimier me promettait l'autre jour : quand on vous passera en « comics » on vous coupera ceci !… cela !… « tout finira par la canaille ! » Nietzsche… parbleu, nous y sommes !… connaissez-vous rien de plus voyou que la Télévision françoise ? impossible ?… pas un mercredi que ne surgisse un affreux quelconque incapable qui me plagie éhontément et qui hurle, culot ! que je n'existe pas !…
Vous pensez, j'ai pas l'appareil, mais Lili l'a !
Bien !… que je vous reprenne au Brandebourg, où nous étions, devant la plaine… cet infini de betteraves… patates… sillons… sillons… et le Rittmeister en selle… le bizarre, comme il était venu peu de monde pour le voir partir !… ni de la ferme, ni des bureaux… certainement ils savent mais ils se montrent pas… sûrement les Kretzer sont chez eux… et l'Isis von Leiden ? et Kracht ?… certainement ils veulent voir le vieux fouettard partir à la guerre… ils biglent d'où, je me demande ?… nous ne nous cachons pas… le Rittmeister, bien en selle, s'éloigne, au pas… les petites Polonaises lui font des signes « au revoir » !… « au revoir » !… des grimaces aussi… en même temps… elles lui tirent la langue… elles s'amusent bien !… et lui jettent des poignées de cailloux !… lui là-bas, presque à la limite du parc, est sur sa carte bien attentif… il regarde pas les mômes, il s'oriente… et à la boussole !… il l'a en sautoir, une grosse… il passe au trot… au petit trot… il est déjà assez loin quand il se met à trottiner de biais… et alors là : volte ! et se tourne vers nous, sabre haut !… il nous salue !… La Vigue et moi lui répondons… salut militaire, garde-à-vous !… les mômes autour pouffent… elles poussent des cris et elles se sauvent !… et en nous jetant aussi des pierres… plein !… aussi drôles que le schnok elles nous trouvent !… finalement nous ne sommes plus que nous trois à regarder la plaine, Lili, La Vigue, moi… et le Bébert dans son sac… le vieux a repris le trot vers le Sud… il se détache bien sur l'horizon… pas lui tellement, sa jument Bleuette, toute blanche, sur les nuages, je vous ai dit, direction Berlin, noirs et jaunes, soufre… nous ne partons pas, nous attendons… je croyais que les autres allaient descendre nous demander ce que nous faisions là… et la Tulff-Tcheppe à propos ? si bavarde !… pas vue non plus !… personne ! personne ne nous demande… ceci… cela… si le vieux est vraiment parti ?… pas un mot !… ni au mahlzeit, le soir… ni plus tard… rien…
« Eh bien ! tu sais !… eh bien ! tu sais !… »
Tout ce qui lui revenait notre misanthrope… et à nouveau… les yeux fixes… droit devant lui…
« Eh bien !… tu sais ! »
La forte impression qu'il avait gardée de notre Rittmeister partant à l'ennemi…
« Eh bien !… tu sais ! »
Ça nous avançait pas beaucoup qu'il soit encore tout ému d'avoir vu notre schnok sabre au clair… oh mais tout d'un coup, une idée !… il sort d'hébétude…
« Ferdine !… Ferdine !… va voir Isis !
— Pourquoi moi ?
— T'es bien avec elle !
— Tu te goures ! »
J'allais pas lui enlever de l'idée qu'il s'était passé des choses au fond des bois, qu'elle m'avait pas emmené pour rien… et que ça me donnait un petit peu le droit de lui demander ce que devenait Harras…
« Pourquoi ? »
Lui qui nous avait mis là ?… pas un autre !… où il était le foutu jocrisse ?… elle le savait, elle !… gammé pendard !… quand est-ce qu'il revenait ?
« Alors, allons-y tous les trois ! »
Je décide… j'étais tranquille qu'on se ferait virer… lui savait rien, il ne se doutait pas… vite on prend Bébert dans son sac !… ni une, ni deux !… et on descend… il fait frais dehors, surtout par l'allée des érables… presque aussi sombre que dans notre piaule tellement ces arbres sont hauts, épais et en voûte… on ne s'occupe plus de ces allées, les feuilles restent là, tombées depuis deux trois hivers en énormes tapis, vous enfoncez jusqu'aux genoux… le parc Mansard à l'abandon… du moment où les parcs Mansard ne sont plus entretenus, surtout au Brandebourg, vous pouvez dire que c'est fini, que le Grand Siècle est mort, que vous avez qu'attendre les Chinois… les pendules se remontent pas toutes seules… ramasser les feuilles, élaguer les arbres vous demande des années de labeur… de la tradition… y a plus !…