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Quelle heure peut-il être ?… leur rassemblement si tôt ? pourquoi ?… la soupe à l'eau tiède… certainement quelque chose… un avertissement ?… qu'on nous voyait trop dans Zornhof ?… La Vigue, Lili, moi ?… une plainte des bibel ?… des ménagères ?… que nous devions rester au manoir, ne plus bouger ? mais peut-être des nouvelles d'Harras ?… nous pouvions tout imaginer… le chien est ainsi, ce qu'on va faire de lui, il est inquiet, il peut tout imaginer… j'en oublie les cigarettes, flûte !… pas le temps d'aller à l'armoire !… notre escalier, la descente, et nous y sommes !… la salle à manger… tout le monde est déjà à table… alors ?… heil !… heil !… le Führer est toujours au mur, son énorme tableau… une chose, des deux côtés, les dolmans des fils Kretzer, accrochés au cadre… déchiquetés, troués… une idée de la mère… rien à dire… non… mais drôle… Kracht est là, à table… il ressemble plus tant au Führer… il laisse pousser sa moustache… plus les trois poils, juste une mouche, non !… une grosse touffe… il est agité sur sa chaise… impatient de quoi ?… qu'on finisse la soupe ?… passons le brouet !… une louche… une autre… le régal… deux boulettes de mie à l'eau tiède… et peut-être une cuillerée de riz… Frau Kretzer plaisante et glousse, je comprends pas tout, elle parle trop vite… il s'agit de nous ! encore de nous !… ce qu'on nous prépare ?… je fais très attention… non !… c'est pas de nous… aux secrétaires qu'elle s'adresse… comptables, dactylos… oh, que c'est drôle ce qu'elle raconte… de quoi s'esclaffer… de ces éclats de rire !… la hyène s'en donne !… un Zoo !… je me demande… toute la table… sténos, comptables, plongent du nez… Kracht tapote dans son assiette… il pourrait lui dire de se taire… non !… nous sommes habitués à ce rire… à sa crise… mais là, c'est très fort, plus crispant qu'à l'habitude… plus fort que les éclatements de bombes qui secouent les échos et les vitres… on doit entendre notre Kretzer à travers le parc… oh, ça la gêne pas !… son mari lui fait des signes… il lui secoue le coude… elle s'en fiche… elle est en crise et c'est tout !… et ça vaut la peine ! une nouvelle ! une fameuse !… « Ordre de la Kommandantur » !… les gitans vont nous régaler !… et on ira tous !… soirée dansante et chantante, au Tanzhalle !… organisation officielle… « la Force par la Joie »… le relèvement du moral… on a trouvé que le nôtre baissait… ils s'occupent de tout à la Chancellerie !… enfin notre Kretzer prétend !… et elle connaît les détails !… tous les gitans en falbalas, les femmes en robes à volants !… danses de chez eux ! tout pour nous distraire !… nous relever le moral !… tambourins, castagnettes, guitares !… Frau Kretzer nous les mime, nous fait voir… personne n'ose plus la regarder… je crois qu'elle va perdre connaissance, finalement… ça lui est arrivé deux fois, épileptoïde… tous là, secrétaires, comptables, sont réformés numéro 1, ils ont rien à craindre, ils sont fixés, mais quand même, ils se méfient de Kracht… qu'elle se mette engueuler le

Führer sous son propre portrait… qu'elle recommence… qu'ils aient l'air d'en rire, ça pouvait se terminer très mal… oh, mais elle tenait aucun compte ! elle voulait nous raconter tout !… son dab avait beau lui secouer le coude !… au Tanzhalle ça aurait lieu, la scène on savait, je l'avais vue, pas grande, et très encombrée, on débarrasserait… les gitans chanteraient à six voix, leurs femmes elles, rempailleuses de chaises, danseraient… programme fandango… y aurait aussi l'acrobatie, garçons et filles… et après, en séance spéciale, à la fin, la « bonne aventure »… par les cartes, marc de café, et boule de cristal… et peut-être un hibou !… on nous l'avait fait là-haut, chez nous, l'avenir… et bien sinistre, prison… personne je dois dire, là à table, trouvait ce programme très drôle « force par la joie »… tout officiel qu'il était… la Kretzer toute seule se pouffait !… de plus en plus fort !… que sa chaise faisait trembler la table… que tous les verres s'entrecognaient, sonnaient… et la voici qui saute ! un bond !… jusque sous le cadre ! sous Adolf !… elle arrache les deux dolmans de ses fils, les décroche, en même temps qu'elle hurle « festspiel ! festspiel ! »… je vous traduis : la fête !… la fête !… et elle s'écroule… je me doutais… je l'avais déjà vue ainsi… raide… fin de crise… ses deux dolmans dans les bras… ils l'avaient remontée dans sa chambre… elle y était restée des semaines en espèce de léthargie… ça allait peut-être recommencer ?… mais personne bouge ce coup-ci, ils restent comme ils sont… ils la regardent même pas, là étendue sous le tableau d'Adolf… mais elle les voit bien, qu'ils s'en foutent !… ah, Madame !… alors ! qu'elle se met à taper dans le parquet à grands coups de talons ! à deux talons !… et ptam !… et ptaf ! ah, on s'en fout ?… ah, on se moque d'elle ? on est déjà bien vibrés par le parquet et les murs, la répercussion des bombes… maintenant elle en plus ! ptam ! ptaf ! qu'elle retrousse sa jupe pour taper mieux, plus fort ! pouvoir lever les jambes plus haut !… vrang ! brang !… défoncer le parquet !… que sa jupe se déchire, s'ouvre haut en bas ! rzzz !… toutes nues ses jambes !… la colère maintenant !… elle se sauve avec ses deux tuniques sous le bras… par la porte du fond… personne bouge… oh mais elle revient tout de suite !… elle a pas fini !… surtout à nous qu'elle a à dire !… « sie ! sie ! franzosen ! » assassins de ses fils !… j'y avais pas pensé !… qui c'est que j'ai pas tué finalement ?… ses fils bien-aimés !… Hans !… Kurt !… oui, nous les trois ! et notre chat !… nous voleurs, traîtres, saboteurs ! tout ça que nous sommes ! absolument !… et assassins ! et de ses deux fils ! ce que j'ai pu être assassin tout de même… en France, en Allemagne, partout !… Bougrat est qu'un apprenti, Petiot une mazette, Landru qu'un goujat, gâche-rombières… tandis que nous trois là, pardon ! pas qu'assassins des deux fils, responsables de tous les crimes ! écrabouilleries de villes… et chemins de fer… de tous les malheurs de l'Allemagne !… comme ceux qui sont montés chez moi, rue Girardon tout me voler, faire pipi et le reste, sont bien grimpés pour me suspendre à mon balcon, me faire voir à tout Paris, le plus affreux des « anti-France », le plus abject des toucheurs d'enveloppes, vendeurs de la ligne Maginot… de-ci, de-là, un moment ils vous voient pareil : le coupable de tout… y a du quiproquo… vous êtes un peu étonné, vous vous demandez qui qui déconne ?… et puis vous vous faites… il en faut ! coupable de tout ?… soit !… c'est entendu ! les Kirghizes seront à Courbevoie y en aura encore pour bramer sous cent myriatonnes de décombres, sous vingt-cinq mètres d'eau d'épandage, à la baguette de Petzareff : c'est lui ! c'est bien lui ! il en faut un, vous êtes celui !… là-haut à Zornhof, chez les Prussiens en état de guerre, que cette folle m'accuse de tout c'était pas à être étonné… plus la douleur de ses deux fils… mais maintenant, vingt-cinq ans plus tard, et dans ma propre famille c'est un peu plus rigolo… et pas de petits crimes qu'on m'accuse !… « assassin de ma mère ! »… si je disais : non ! ça irait mal !… je sais ce que ça cache… ils ont tout volé chez ma vieille… très sûrs d'eux ! « il reviendra jamais ! »… pareil de mes bois à Montmartre, que j'aille les réclamer !… si je serais étendu ! la loi du milieu !… et par les quatre Commandeurs !… voleurs et déménageurs ! « hardi l'hallali ! il reviendra jamais ! » même ribouldingue sur mes belles œuvres… « hardi petit ! satanés ratés tapez dedans !… il reviendra jamais !… pillez-lui tout, bons à lape ! à l'assaut !… hardi ! clan-culs ! ça se verra pas !… on saura rien ! il reviendra jamais ! » là-haut à Zornhof je me doutais un peu mais à présent je suis fixé… Frau Kretzer, ses crises de hyène, qu'était dans le vrai !… tout l'avenir, et c'est pas fini, la curée !… en même temps, elle nous tire la langue !… long comme ça !… et un pied de nez !… ah, elle est trop drôle !… là toute la table tient plus, se fout à rire ! en hyènes !… comme elle ! et le mari !… personne la prend plus au sérieux !… Kracht si !… il veut plus d'elle ! il veut qu'elle sorte ! raus !… raus ! à la porte elle nous refait son bruit de vache qui caque… bien gras, bien lourd… raus ! raus ! c'en est assez !… Kracht y va… le mari aussi… ils referment à clé… elle refait son bruit derrière la porte, la vache qui caque… braoum !… vloaaf !… non !… c'est pas elle !… non !… c'est pas ça ! c'est du dehors !… d'en l'air !… et surtout des murs… ils hoquent je dirais… des tombereaux de bombes s'écrasent là-bas… ils font certainement des progrès dans le genre « qu'il ne restera plus rien »… Peccadilles de nous !… de nos histoires ! je dois dire, je l'ai pas dit, dans notre tour, et sous le tas de paille, de nuit en nuit, ça se sent, ça vibre plus en plus…