Vraiment l'imposant édifice !… bien huit étages… mais quel état ! des étages entiers s'en vont par les fenêtres… pendent… en ferrailles… camelotes, verreries… cascades… par lambeaux… aux coups de vent… je vois pas ce qu'ils peuvent avoir à vendre ! nous profitons de la poussière… une rafale… et nous nous jetons dans l'intérieur !… les bombes ont fait une salade ! vous voyez plus rien des rayons… ni des escaliers… vitrines… ascenseurs… tout ça en vrac mélimélo vers le sous-sol… ah, y a encore du personnel !… des très vieux birbes, messieurs vendeurs… oh, fort aimables… à sourires… deux, trois par rayon… rayons de rien… sous les pancartes… « Soierie »… « Porcelaine »… « Costumes »… mais les cannes ?… des béquilles ?…
« Oh, certainement !… mais oui… mais oui !… au troisième ! »
A l'escalade !… plus d'escalier… des escabeaux et des petites échelles… nous passons devant la « Passementerie »…
« Leider ! leider, nous aurons bientôt ! bald ! »
Les vieux messieurs toujours souriants nous évincent… les cannes sont au « quatrième »… encore quelques escabeaux… là y en a !… par exemple ! leur seul rayon achalandé ! toutes les cannes possibles ! et un monde !… le seul rayon vivant ! des militaires et des civils… et des mômes… les vendeurs là ne sont pas vieillards, mais tous mutilés !… stropiats… bancroches… même des culs-de-jatte… aussi atigés que les clients… le rayon fadé « Cour des miracles !… »
Je me gratte pas, je choisis deux cannes, deux joncs, légères, à bout de caoutchouc, parfaites !… on me débite !… et à la caisse !… vingt marks !… des vrais plaisirs !… me voici paré pour les vertiges… frivolité !… tous les débuts sont rigolos même ceux de cloche-patte !… émoi et joie ! d'avoir trouvé le seul rayon avec vendeurs et cannes au choix en ce magasin si énorme si vide…
Où peut-il être à présent ?… quelle zone ?… qu'est-il devenu ?… ce magasin sans escaliers ?… j'ai demandé un peu… ici… là… les gens me regardent… je leur parais drôle… ils ne savent pas…
Moi, mes cannes, Lili, Bébert, nous voici touristes… cherchons un hôtel ! cette ville a déjà bien souffert… que de trous, et de chaussées soulevées !… drôle, on n'entend pas d'avions… ils s'intéressent plus à Berlin ?… je comprenais pas, mais peu à peu j'ai saisi… c'était une ville plus qu'en décors… des rues entières de façades, tous les intérieurs croulés, sombrés dans les trous… pas tout, mais presque… il paraît à Hiroshima c'est beaucoup plus propre, net, tondu… le ménage des bombardements est une science aussi, elle n'était pas encore au point… là les deux côtés de la rue faisaient encore illusion… volets clos… aussi ce qu'était assez curieux c'est que sur chaque trottoir, tous les décombres, poutres, tuiles, cheminées, étaient amoncelés, impeccable, pas en tas n'importe comment, chaque maison avait ses débris devant sa porte, à la hauteur d'un, deux étages… et des débris numérotés !… que demain la guerre aille finir, subit… il leur faudrait pas huit jours pour remettre tout en place… Hiroshima ils ne pourraient plus, le progrès a ses mauvais côtés… là Berlin, huit jours, ils remettaient tout debout !… les poutres, les gouttières, chaque brique, déjà repérées par numéros, peints jaune et rouge… là vous voyez un peuple s'il a l'ordre inné… la maison bien morte, qu'un cratère, tous ses boyaux, tuyaux hors, la peau, le cœur, les os, mais tout son dedans n'empêche en ordre, bien agencé, sur le trottoir… comme l'animal aux abattoirs, un coup de baguette, hop ! vous rattraperait tous ses viscères ! hop !… se remettrait à galoper ! Paris aurait été détruit vous voyez un peu les équipes à la reconstruction !… ce qu'elles feraient des briques, poutres, gouttières !… peut-être deux, trois barricades ?… encore !… là ce triste Berlin, je voyais dabs, daronnes, dans mes prix, et même plus vioques, dans les soixante-dix, quatre-vingts… et même des aveugles… absolument au boulot… à bien tout ramener au trottoir, empiler devant chaque façade, numéroter… les briques, ici ! tuiles jaunes, par là !… éclats de vitre dans un trou, tout !… pas de laisser-aller !… pluie, soleil, ou neige Berlin a jamais fait rire, personne ! un ciel que rien peut égayer, jamais… déjà à partir de Nancy, vous avez plus rien à attendre… que de plus en plus d'ennuis, sérieux, énormes labeurs, transes de tristesse, guerres de sept ans… mille ans… toujours !… regardez leurs visages !… même leurs eaux !… leur Spree… ce Styx des teutons… comme il passe, inexorable, lent… si limoneux, noir… que rien que le regarder il couperait la chique, l'envie de rire, à plusieurs peuples… on le regardait du parapet, nous là, Lili, moi, Bébert… une dame, une Allemande s'approche… elle veut nous parler… c'est une amie des animaux… elle veut caresser Bébert… il a la tête hors de son sac… il regarde avec nous la Spree… cette dame nous demande d'où nous venons ?… de Paris !… nous sommes « réfugiés »… c'est une femme de cœur, elle comprend que nous ayons de la peine…