Maintenant, au sérieux !… ma seringue, là-haut… mes seringues ! j'allais les faire bouillir peut-être ?…
« Viens… La Vigue ! »
Il faut que nous traversions le parc… il fait déjà noir… la cour de la ferme… je frappe à la cuisine… et à la porte de l'escalier… je cogne… rien !… silence… ça va !… ils veulent pas répondre… tant pis !… à l'étable !… sûrement ils y sont !… les deux !… oui !… leurs voix… « salut ! »… on voit pas leurs têtes… ils n'ont pas de bougie… enfin, ils l'ont pas allumée… ils nous parlent, on peut pas beaucoup les entendre, à cause des cochons… ceux-ci alors font un concert !… de faim ?. de peur ?… ça grogne… on dirait qu'ils sont mille… Léonard a vraiment à me dire, à l'oreille, plutôt il me chuchote, mais très fort…
« Vous avez pensé à nous ?
— Oui !… oui !… oui !
— Alors ?
— Alors ?
– Ça suffit pas de penser à nous ! »
Brutal, je trouve… je devais leur apporter de ci !… ça !… j'avais pas eu le temps !…
« On va vous dire aussi quelque chose… »
Qu'est-ce que ça peut être ?… les cochons grognent de plus en plus… je demande, je m'intéresse…
« C'est pas de cochons qu'il s'agit mais de penser à nous avant que ça se gâte ! »
Presque menaçant…
« Vous avez pas une calebombe ?… ni un “Primus” ?… »
Je sais qu'ils ont…
« Non !
— Je voudrais faire bouillir ma seringue.
— Pour quoi faire ?
— Pour soigner le vieux von Leiden… et le Revizor… on les a retrouvés dans la plaine !…
— Oui, on sait !… avec le gendarme !… ils ont qu'à crever !… mais nous ?… mais nous, on n'existe pas ?…
— Si ! la preuve je vous ramène ce qu'il faut !
— Quand ?
— Tout de suite ! on va et on revient ! mais d'abord mes seringues à bouillir !… d'abord !… et dix minutes ! »
Ah, puisqu'ils sont catégoriques !… je les vois pas… ils se chuchotent encore… de nous, sûr !… si ils vont ou non ?… oui !… ils veulent… Joseph va chercher leur « Primus »… tout dans le fond… voici l'instrument… il pompe… il pompe… et il allume… ça va… un peu d'eau…
« Dix minutes ! »
Je commande…
« Pas deux ! attendez qu'on revienne !… »
Le « Primus » donne une certaine lueur… là je peux voir un peu les deux… je les regarde, voilà, y a plus à chuchoter… Joseph me demande…
« Ils vont pas bien ?
— Non pas du tout !
— Amenez le rhum et le gin et le pernod… tout ce que vous trouverez ! et tous les cigares !
— Pourquoi ?
— Harras va revenir ! »
Ils en savent des choses !
« Bon !
— On pensera à vous ! »
Qu'est-ce qu'ils peuvent penser à nous ces deux fienteux galapiats ?… ça doit être chouette !… toujours à force de quiproquos, les seringues ont bouilli… pas dix minutes, mais au moins cinq, ça suffira !… j'aime mieux les prendre avec moi…
« Attendez-nous !… on revient tout de suite !… je vous rapporterai la casserole !… »
Nous reprenons la cour… et puis l'allée, le sous-bois… La Vigue me demande…
« Qu'est-ce que tu crois ?
— Rien ! »
Il fait moins noir que dans l'étable, les nuages envoient un peu de clarté… rose… et vert pâle… ce serait joli dans une fête… nous voici au péristyle… et au grand salon… tout de suite l'huile camphrée !… deux ampoules chacun…
« Lili, la bougie ! »
Elle nous attendait… tout ce qu'il faut… enfin, presque… ma boîte d'ampoules… mais pas d'alcool, ni de coton… vite, chacun deux centicubes… ils ne vont pas mieux que tout à l'heure… toujours, ils respirent !… ils me semblent avoir un peu de fièvre… j'aurais dû prendre un thermomètre à Moorsburg… j'aurais dû faire beaucoup de choses à Moorsburg !… « ont-ils faim ? » je demande à Lili… non pas du tout !… ils ont vomi… ah ?… la viande ?… l'eau ? ils pouvaient ! ils pourraient vomir encore… on verra plus tard, on a toute la nuit… pour le moment c'est de fouiller le meuble, de sortir la gniole et les cigares… en somme obéir à ces crouillats, les deux de l'étable, te les gaver !… pitié, des malagaufres pareils ! enfin il fallait !… qu'est-ce qu'ils pouvaient avoir à dire ?
« La Vigue, cherche un sac en bas !…
— Quel sac ?
— Un sac à betteraves ! un grand, un vide !
— Qu'est-ce que tu vas mettre dedans ?
— Tout !… drope ! »
Il se décide…
« Toi Lili, monte chez l'héritière, va à sa bibliothèque… redescends une géographie !… une grande, avec cartes !… la carte du Danemark surtout ! dépêche-toi ! »
Lili est jamais longue en rien… le seul hic, elle va me demander ce que je veux au Danemark… je lui dirai de se taire, elle se taira… La Vigue remonte avec deux sacs, deux énormes… il a bien fait !… je veux les régaler d'un seul coup nos deux sournois brutes, qu'ils soient schlass là : ptof !… qu'ils dégueulent tout, comme les vieux !… j'ai le sentiment qu'ils savent quelque chose… et dans le moment ça peut être qu'une petite finesse… on verra ! ces deux « plus que louches » savaient mieux que moi ce qu'était au fond.. j'avais jamais vraiment fouillé, juste pris les paquets de Lucky, jour après jour… et pas pour nous !… oh, j'avais prélevé en tout cinq… six cartons…
« La Vigue !… soulève ! »
Je lui indique le pan du fond.. il force… il fait glisser… on voit !… si y en a !… pour des années !… cartons et boîtes !… l'Harras s'était pas tant magné pour rien, cavalé les airs !… dessous ?… qu'est-ce que c'est dessous ?… nos deux frisepoulets savaient, eux ! un panier de champagne !… on va pas tout leur porter !… une caisse de pernod… oui !… cigares !… tout un plancher en boîtes de « havanes » !… plus, plus profond, caisses de sardines !… plein !… et boîtes de caviar… et jambons ! nous n'avions rien vu !… ils savaient, eux ! une vraie armoire d'Ali Baba ! nous n'avions fait qu'effleurer… et pas pour nous !… pour nous ?… nichts ! nix !… le cas de le dire !… tout pour Kracht, et sous contrainte !… si on nous demande… un peu de Navy Cut pour la cuisine des Bibel… soit !… j'admets… s'il faut tout avouer !
La Vigue me trouve louf…
« Tu vas pas leur porter tout ça ?… »
Il me voit en verser plein le sac…
« J'en laisse !… j'en laisse ! »
Je laisse les trois quarts de l'armoire… au moins !… y a du stock !… mais l'urgence d'abord !… servir nos goulus !… j'ai le sentiment qu'ils sont dangereux… je croyais pas au premier abord, maintenant je les vois sur un turbin…