« Allez oust ! en route ! »
Chacun un sac plein… je prends qu'une canne… en allant doucement, ça ira… on connaît bien le parc… même dans le noir… à tâtons… la piste dans les feuilles, le sentier… je remarque une lumière de calebombe… aux gitans, leur roulotte, à droite… rien aux isbas ?… là-haut au ciel toujours le vrrrrr des « forteresses »… et les longs badigeons aux nuages… les projecteurs… et loin, très loin, les incendies… roses… c'est plus Berlin, la ville doit plus exister… même s'ils s'en prennent aux cratères !… je vous fais grâce des braoum ! et vrang ! je vous en ai assez fait !… fastidieux tonnerres !… et des tremblotements des feuilles, des futaies, de tout !… vous savez… ça n'a pas cessé, tonner et trembler, pendant six… huit mois… le jour… la nuit… je dis les feuilles, les pavés aussi… la cour… la mare au purin… l'étable…
« Vous voilà ?
— Oui !… on a ! »
J'annonce… qu'on perde pas de temps !
« Amène la bougie ! »
Une toute petite… les allumettes…
Ils voient ce qu'on leur a amené… pas rien !…
« Ah, alors !… alors ! »
Ils savaient qu'il y avait beaucoup… mais pas tant !… champagne !… porto !… foie gras !… absinthe !…
« C'est pas fini ! y en a encore !
— Ah pardon ! pardon ! »
Ils extirpent des sacs, tout !… l'étalage que c'est… ils regardent les bouteilles, les étiquettes…
« C'est pas fini !… encore plein !… hein, La Vigue ?
— Oui !… oui !… une autre armoire ! »
Il attige…
« Ah, alors, alors !… alors ! »
Ça dépasse ce qu'ils imaginaient… ils s'assoient… Léonard prend l'autre par le cou… ils oscillent ainsi, ils se balancent… ravis..
« Ah, ça va fort ! »
Ils en reviennent pas !…
« Qu'est-ce que vous en dites ? »
Ils posent des questions !
« C'est de la vraie absinthe ? »
Léonard veut pas être trompé…
« Soixante-dix degrés ! vous savez pas lire ?… merde !
— Bien sûr !… bien sûr !… on sait lire ! y en a d'autres, vous dites ? »
Léonard veut pas me vexer.
« Vous voulez qu'on vous en ramène ? »
On se parlait dans le noir, bougie éteinte…
« Oui ! oui !… mais nous appelez pas… on saura que c'est vous… jetez tout là par là !… »
Le tas de paille à gauche…
Ils se méfient encore… moi aussi, zut !… qu'ils crèvent !…
« Vous en ramenez d'autres ?
— Oui ! »
J'entends que l'autre farfouille dans sa poche, Joseph… c'est un tire-bouchon qu'il cherche…
« Je vais l'ouvrir ! »
Plof ! il l'a !… mgnam ! il goûte !
« C'est de la bonne ?
— Oui !… vraie ! »
Il était temps, j'allais partir !… l'autre maintenant goûte, Léonard… mgnam !
« Alors Léonard maintenant dis ?… y a un secret !… on a attendu !… assez de manigances ! »
Je crois que c'est le moment d'attaquer…
« Vas-y !
— Vous comprenez, c'est pas tout… on va partir, nous aussi… »
Ah, ça vient !
« Toi et Joseph ?
— Oui ! »
Quelle direction ?… enfin ça les regarde ! ils veulent boire tout et tout fumer… avant de partir ?… l'idée ?… non, c'est pas ça !… ils veulent emporter les fioles !… comment et où ?… avec une brouette ?… c'est leur affaire !… mais nous là-dedans qu'est-ce qu'on fabrique ?… leur amener des sacs de pernod ?
« Écoutez, vous deux !… vous trois !… laissez pas votre femme au manoir… demain soir les gens de la roulotte vont donner une comédie pour le Landrat et les von Leiden..
— Je croyais que c'était supprimé…
— Bidon !… tout le village y sera !… Kracht aussi !… contrordre de Berlin !… ils y seront tous !…
— Berlin ?
— Oui !… oui !… quittez pas Kracht !… ça se fera chez les bibelforscher, à leur scierie… vous connaissez !… au Tanzhalle… qu'on vous voie là-bas tous les trois… bien tous les trois ! et partez pas avant la fin !… pas avant la fin !… voilà ce qu'on avait à vous dire !
— Je croyais que c'était remis ?…
— Non ! la preuve, c'est demain soir !… quittez pas Kracht… et maintenant dites, rentrez chez vous !… vous aurez pas le temps de revenir… ils vous ont vus de la roulotte, sûr !… ils voient tout !… revenez pas !… demain en passant, vous allez toujours aux gamelles, dans votre benouse planquez une boîte..
— Quoi ?
— Cigares d'abord !… vous balancez loin !… ça fait pas de bruit… à gauche !
— Que des cigares ?
— Oui, d'abord… après on verra… vous parlez pas, vous ?
— Non !… jamais ! »
La preuve, que je donne pas leurs noms… je pourrais… leurs véritables… pourtant après bien des années…
Ça que je suis fort : mémoire, discrétion…
Je pensais qu'ils allaient parler de notre expédition, etc.. que nous avions retrouvé le vieux… et le Revizor… qu'ils commenteraient à un point que je serais forcé de les faire taire… basta !… pas un mot !… ni à table, au mahlzeit, ni à la scierie, ni le sergent manchot, ni aucun des bibelforscher… motus !… ni la Kretzer dans sa chambre… comme s'il s'était rien passé… pourtant la Kretzer, la carne, une furie aux commérages… zéro !… sûr, certainement ils le font exprès, aucune allusion… personne me demande s'ils allaient mieux les deux, comment la nuit s'était passée ?… même l'héritière dans sa tour, pourtant assez affectueuse, qu'avait l'air de tenir à son frère, avait donné des couvertures, mais était pas descendue le voir… non !… le Revizor non plus, personne avait rien demandé, si y avait espoir qu'il se remette ?… les Kretzer, pourtant premiers intéressés puisqu'il venait vérifier leurs comptes, tous les registres de la Dienstelle, auraient pu être un peu curieux… non ! pas un mot !… elle pourtant si hystérique, si aux aguets… on nous laissait bien tous les trois, Lili, moi, La Vigue avec nos gisants, nous n'avions qu'à nous débrouiller !… Kracht, il faut le reconnaître, se montrait un peu plus soucieux… il savait que question « huile camphrée » je serais bientôt à court… ils n'en avaient plus en Allemagne, ni chez Athias à Moorsburg, ni à Berlin, mais lui avait du « cardiazol » dans sa réserve personnelle… le « cardiazol » est assez dangereux, toni-cardiaque certes, mais brutal… enfin à bout d'huile, le « cardiazol » valait mieux que rien… fourni par Kracht ?… je pouvais encore me demander… mais zut !… doutes partout, alors ?… je prépare la solution, ma seringue, j'injecte, aux deux… aussi avachis l'un que l'autre… ils sont mal en point, on peut le dire… les filles folles les auraient achevés si on n'était pas survenus, avec le gendarme… enfin ils ne valaient guère mieux… sûr ils étaient brisés ci… là… crânes, jambes, thorax… je voyais bien des petits traits de sang… mais j'allais pas trop les palper, les faire souffrir, pour quoi faire ?… leur tenir le cœur à peu près battant, c'était tout, c'était déjà bien… « cardiazol »… celui de Kracht… à toutes petites doses… première injection… je les ausculte… pas d'incident… nous pouvons aller aux gamelles, on verra eux ce qu'ils ont à dire, là-bas… si c'est exact que la soirée est rétablie, le festival gitan ?… s'ils repréparent leur salle ?…
« En avant La Vigue !… toi Lili, reste, on sera pas longs ! va nulle part, bouge pas… regarde, écoute s'ils respirent bien, les deux… si t'entends qu'ils hoquent ou qu'ils appellent… saute me chercher !… tu sais où, au Tanzhalle ! »