Ça va donc !… dans le parc, personne !… à la route, quelques ménagères… elles font la causette… elles nous connaissent… elles nous regardent pas… les oies aussi nous connaissent… elles trifouillent le fond de leurs mares, remuent toute la vase, elles montent même plus jusqu'à la route nous insulter, elles battent plus des ailes, c'est l'indifférence, nous passons… nous voici au Tanzhalle… vite nos ganetouses !… je demande au sergent cuistot « vous vous préparez pour demain ? »… je pourrais un petit peu me douter !… c'est plein de bibelforscher là-dedans et qui rigolent pas !… en plein ménage… à sortir des caisses, et de ces bastringues d'outils, fraiseuses, tous !… et à ratisser, balayer, et vas-y ! y a quelque chose comme détritus ! des années que les ordures s'entassent, des années aussi qu'on ne danse plus… ce Tanzhalle a servi à tout, casernement, Intendance, stand de tir, scierie, jeu de boules… il leur faudra au moins deux jours rien que pour y voir clair…
« Vous serez prêts demain ?
— Demain ?… pensez-vous ! ce soir ! »
Je veux bien… à leur aise !… ils ont pas dit mot, je remarque, ni du Revizor, ni du uhlan von Leiden… ils savent pourtant, sûr !… c'est pas moi qui vais en parler ! on s'en va… « guten tag ! salut ! »… on repasse devant les ménagères… mêmes trombines, les regards ailleurs… elles nous voient pas…
Au manoir, à nos deux concassés, tout de suite ! ils sont pas plus mal… cependant, ils auraient dû reprendre connaissance, et c'est pas le cas… ils sont sonnés c'est entendu, mais avec le « cardiazol » ils devraient au moins ouvrir les yeux… et même avoir changé de côté… je demande à Lili !… non !… ils ont fait sous eux, c'est tout… ils ont bu une cuillerée d'eau… mais pour manger, ils ont refusé… j'essaye, je leur présente un peu de soupe… non ! ils refusent… je peux pas dire : mauvaise volonté !… mais dégoût… alors ils ont qu'à attendre !… on a justement à faire, nous, on n'a pas qu'eux !… capricieux loques !… notre mahlzeit, heil !… et d'abord l'étable, nos zigotos si inquiétants, nos petzouilles pirates… que d'activité, palsambleu !… quand je compare ce que je suis devenu, presque aussi croulé que le vieux von Leiden, uhlan-la-godille, je me dis : ça a été vite !… que l'existence m'a durement mené !… c'eût pu être pire, bien sûr, à Buchenwald ou à Montrouge… la suite, on verra !…
Au moment là, les cigares !… chacun deux boîtes, des longues, des « Cuba » on a pas de mal à se les caser derrière nos ceintures, on n'a pas grossi… La Vigue porte des benouzes fuseaux à la gauloise, il serait à la mode à présent… moi des très larges, velours à côtes, d'avant 14, « terrassier-artiste »… mais j'ai plus de bas de pantalon, ils sont restés dans les betteraves, à ramper… je peux me mettre trois boîtes dans la ceinture… La Vigue aussi, mais deux suffisent… nous voici devant l'étable… je lance toutes nos boîtes vers où ils m'ont dit, tout au fond, par-dessus les porcs. les porcs grognent pas, ils dorment… les oies aussi dorment, le long de la mare à purin… jamais ça a été si calme… on a lancé nos Havanes, maintenant le mahlzeit !… là, on va entendre quelque chose !… ou bien ils moufteront pas, exprès !… pourtant on a ramené l'uhlan… et le Revizor ! y aurait un peu à commenter… on a fait fuir les cent femmes folles… qu'étaient prêtes à bouffer les deux… les trois !… je compte Bleuette… et que tout ça fut abominable, éreintant, dangereux… je parle pas de reconnaissance, d'effusions, non !… mais d'un mot : bravo !…
Zébi !…
Au portemanteau comme d'habitude je remplis l'étui-revolver, Lucky, Navy, et trois Havanes… je veux gâter le Kracht ! j'en donnerai aussi aux commères en passant allant à la soupe, les dérider !… aussi à tous les moujiks… et aux cochons !… qu'il me reste plus rien dans l'armoire !… puisque le Reichsgesundt s'en fout, et de nos mille soucis, au Portugal ou au Diable !… hardi !… hardi !… les Lucky !… on vide nos poches !… maintenant à la soupe !… j'attends qu'ils me demandent des nouvelles… comment vont nos deux amochés ?… et nos aventures dans la plaine ?… comment nous en sommes sortis ?… ils me demandent rien… ils parlent de tout, sauf de ça… de petites sottises de leur travail, qu'ils ont perdu une quittance… qu'un tampon leur manque… que la soupe est meilleure au cumin… pourtant le Revizor devrait les intéresser, lui qui supervise leurs registres… pas du tout !… je me risque… « il va mieux ! » personne répond, les nez s'abaissent… ils veulent rien entendre, c'est tout… je comprendrais du Rittmeister, sa fugue de chienlit… son galop à travers la plaine, sabre au clair… mais le Revizor, délégué du Reich, lui s'était tenu impeccable, rien à lui reprocher ! victime des petites gares et des vérolées en folie… j'attendais la Frau Kretzer, bien remise de sa crise, descendue pour le mahlzeit, celle-là alors, championne aux ragots, ce qu'elle allait pouvoir déconner ?… j'incite… je provoque même…
« Ils vont bien mieux !… les deux ! »
Elle non plus ! m'entend pas ! c'est elle qui me pose une question… rien à voir avec mes deux vioques…
« Vous y serez aussi, vous Docteur ?
— Où ?
— Mais à la soirée des gitans !
— Oh, je pense bien !… moi et ma femme et mon ami ! et mon chat ! »
Y a de la petite manœuvre… je veux couper court, qu'ils soient fixés… elle d'abord, cette furieuse jacasse… et que ça se répète !… qu'on sera tous au Tanzhalle !… pas un qui restera au manoir !… tous aux gitans !… tous les trois !… j'ajoute !
« On se fera faire l'avenir ! j'y crois !… vous aussi Frau Kretzer ?
— Certainement ! certainement Docteur ! »
Ah, que c'est donc drôle !… pas tant ! pas tant !… où je veux en venir ? j'attaque Kracht…
« Avec vous n'est-ce pas mon cher ?
— Certainement !… certainement, Docteur ! »
Il peut pas dire non… j'ai mis toute la table mal à l'aise avec mes histoires de la plaine et des deux chnoks, mes informations de leurs santés… j'aurais pas dû parler d'eux… tous là savaient quelque chose, le nez dans leurs assiettes, d'abord qu'il ne faut rien dire du tout de ce qu'est plus ou moins militaire… moi je sais le principal, que je quitterai pas Kracht d'un pouce, Léonard est au courant de quoi ?… de qui ?… du retour d'Harras ?… douteux je pense, menteurs comme ils sont ces deux apaches à bougies… on verra… en tout cas, au Tanzhalle ils disent rien… et sûr ils sont affranchis… pas que de la récréation gitane, la fête du « Moral par la Joie », programme Göbbels… à la ferme aussi ils se taisent… et Marie-Thérèse est pas descendue nous voir… je l'ai demandée, pour son frère… rien !… à propos, sa géographie ?… Lili en a trouvé une, splendide, elle l'a descendue au salon, j'ai qu'à regarder… j'y vais, vraiment un important ouvrage, tout le Brandebourg, Schleswig… les côtes, les ports, les fonds… bien ce que je cherchais… mais encore la soupe !… à la soupe ! Kretzer nous verse deux louches chacun… la « Force par la Joie » !… je me sens tout mutin… je lui répète… je récidive !… je la fais rire… son rire à elle… vieille hyène, profond, gras… zoo… mais elle refait pas son numéro d'aller insulter le tableau, le formidable portrait.. on a plus droit à la grande crise… je vous dis : il se prépare du nouveau… ne restons pas là, on trouverait que nous sommes responsables ! heil ! heil ! debout et à nos chers malades… voyons au salon !… les deux brancards… le Revizor est un peu mieux, et même il peut me dire quelque chose… je m'approche… « vous savez, il ne respire plus !… » le Rittmeister son voisin… j'ausculte… si, il respire mais par à-coups… le cœur faible et irrégulier… j'hésite à lui faire une piqûre.. j'attendrai…