— C'est un chiffre ! »
Nous sommes dehors… oui il fait froid… je voyais, ça allait pas mieux… il louchait pire…
« Dis donc, on va à la ferme ? »
Je veux qu'il bouge…
« Pour quoi faire ?
— Regarder s'il y a du nouveau… tu sais, ça se peut !…
— Alors donne-moi le bras, me lâche pas ! »
J'étais moi-même pas très d'aplomb…
« Pourquoi ?
— Parce que tu comprends, je suis heureux !… je sais combien il en est tombé !… »
Il me tiendrait là encore des heures à me raconter le chiffre, les chiffres, j'aime mieux qu'on avance… mais on a pas regardé les vieux… avant de sortir !… on revient sur nos pas… là, ils sont tranquilles… enfin il me semble… ils dorment… par à-coups je dirais… ils respirent par à-coups aussi… leurs fractures doivent les réveiller… et ils retombent…
« Lili toi tu vas remonter les Atlas… et tu demanderas à la dorade si elle descend ? et si elle va à la soirée ?
— Vous, vous serez longs ?
— Oh, y aller !… revenir !…
— Pour quoi faire ?
— Voir si ils sont partis ?…
— Oui… tu as raison… »
Je lâche pas La Vigue… je dois dire il est drôle… plus que d'habitude… il marmonne… il compte les échos… il était déjà tout en tics… maintenant il est comme automate… « en rêve » qu'il a dit… un état !… pendant qu'on y est, moi aussi !… Lili aussi !… on verra !… mais lui La Vigue, rêve pas rêve, est à se méfier… toujours on va voir Léonard… qu'ils soient venus, lui, Joseph et le moujik, je crois pas… je répète… qu'on ait farfouillé, sûrement… mais qui ?… les marques à La Vigue, son front ?… il s'est peut-être cogné quelque part ?… pas grand-chose… il a voulu les empêcher, qu'il dit… je peux rien faire aux deux ratapoils… ils geignent un peu… en revenant je leur ferai une piqûre, ils dormiront… enfin, on s'en va… le parc… La Vigue arrête pas de grommeler… « ce que je suis heureux ! » et de me demander… « t'es pas heureux, toi ?… » je le rassure… « oui !… oui !… » enfin la cuisine… je cogne et recogne !… personne ! à l'escalier d'Isis non plus ! nous longeons la mare à purin… aux étables, j'appelle… rien !… que les cent et quelques porcs… ça grouine… nos arsouilles sont peut-être au fond, veulent pas répondre ?… demi-tour !… encore le parc, nous revoici au salon… Lili y est déjà… Marie-Thérèse nous fait dire de pas nous éloigner, qu'elle nous descendra des gâteaux, qu'en même temps elle verra son frère… La Vigue louche toujours…
« Délouche ! tu peux !
— Non !… je ne peux pas !
— T'es toujours heureux ?
— Oui !… toi aussi ?
— Oui !… cabotin ! »
Je l'attaque pas plus, je le réveillerais… il dit qu'il rêve, il prétend bon !… je le laisse… nous n'irons pas au mahlzeit… je décide… on attendra le soir… je veux pas revoir la Kretzer, réentendre son rire… pas que je sois tellement délicat, mais l'hystérie certains moments amène des drames… ce qu'elle veut cette Frau !… on finira notre gamelle ici, au salon… la séance est à huit heures, il faudra que j'attrape Kracht à sept heures et demie… et qu'on ne le quitte plus d'un pouce… je ne sais pas pourquoi… je ne suis pas, de loin !… si doué que certaines personnes qui savent comme par ondes ce que l'avenir fricote… mal ou bien… plus sûr que le marc ou les cartes… naissances, fille, garçon, gros lot, attentat, cancer, passage à niveau… je serais un petit peu intuitif, peut-être, mais pas plus… je suis trop sceptique… mais là dans le cas, je ne doute plus, c'est plus à rire… les deux bouzeux à la chandelle nous avaient prévenus ce qu'il fallait… pourtant deux satanés faux jetons !… bien avertis que nous sommes !… « ne pas bouger en attendant ! » bien ! bon !… en attendant, encore une boule !… La Vigue découpe… toujours rêveur… nous regardons la plaine…
« Dis Ferdine, c'est pas à croire ce que je suis heureux !… toi aussi n'est-ce pas Lili ?… hein, crois-tu pote ?
— Aux anges cher La Vigue ! aux anges ! »
C'est un peu moins bruyant là-bas, Berlin… mais toujours en lumière, aux nuages… rose d'incendies et jaune de soufre…
« Ce que je suis heureux !… »
Il répète…
« Je t'ai dit, aux anges !… nous sommes bénis !… »
Pour des mouettes, y en a !… par grands envols… et encore d'autres !… elles planent… s'abattent… les corbeaux se sauvent…
« La Vigue tu vois une plaine comme ça… c'est infini !
— Infini ?
— Non !… pas infini !… de la Somme à l'Oural !… »
Je veux le faire réfléchir…
« Oui ! oui !… t'as raison !… mais Ferdine est-ce que t'es heureux ? »
Que ça qui le tracasse… le temps passe… on a fini nos gamelles, à fond… là-bas à la ferme, j'y pense, le cul-de-jatte et sa femme étaient en train de se faire « l'avenir »… parbleu !… on pouvait toujours y aller !… défoncer le battant !… d'abord c'est pas qu'eux, c'était tous qui interrogeaient les brèmes… les ménagères donc ! brise-bise rabattus !… les gitans, virtuoses !… elle l'Isis et son cul-de-jatte tellement dans les cartes étaient pas à voir !… l'épicière, une habituée !… deux, trois jeux derrière ses « faux-miel »… on comprend qu'ils ne soient pas tranquilles, mais s'ils étaient à notre place ! la preuve La Vigue, qui dessous sa dinguerie se rend compte, ose plus voir les choses comme elles sont…
« Dis Lili, notre dorade là-haut se fait pas les cartes ?
— Tu peux le dire !… elle arrête pas… »
J'étais sûr…
« Pour ça qu'elle est pas descendue… pas le temps !…
— Faut pas être en retard ! »
Ils ont dit au mahlzeit qu'il y aurait un petit casse-croûte à la séance récréative… pas sûr du tout !… en tout cas on piquera le Kracht et on le lâchera plus !… je suis con, mais le godiche décidé !… pas toujours, hélas ! les fois où l'hésitation m'a pris je me repens encore…
J'entends des pas dans le vestibule… vers le mahlzeit…
« Hop ! on y va ! »
En fait nous sommes à l'heure exacte… même avant tout le monde… la table est mise… plein de butterbrot… on nous gâte !… quatre piles de sandwichs « margarine-rillettes »… ça peut aller !… ah, voici les autres !… notre doche héritière, la Kretzer et son mari, et tout le personnel dienstelle… pas un manque !… je suis un peu étonné… tous !… et Kracht !… lui ! bon ! guten tag ! heil ! peut-être un petit peu de moustache ?… il se la serait remise ?… sa mouche à l'Adolf ?… non, je vois, il ne s'était pas rasé… prudence ?… bouderie ?… pas de commentaires, ça me regarde pas… mais ce qui me regarde : les deux gravos… si ils clabotent en mon absence, pataquès sûr, ce que j'aurais dû et patati… j'attaque carrément… à voix haute… qu'ils m'entendent tous…
« Kracht, cher ami… vous allez à cette soirée ?… tout le monde y sera !… nous aussi !… mais je vais vous demander…
— Je vous en prie, cher Docteur…
— A l'entracte !… y aura des entractes… je vous demanderai de faire un saut jusqu'ici pour voir nos malades… je ne veux pas les laisser seuls longtemps… vous avez bien entendu ?
— Mais certainement, cher Docteur !… »
Voici qui est net !… personne moufte… plongés qu'ils sont dans leurs sandwichs… ils se régalent… ça va !… Kracht regarde sa montre… presque huit heures… y a assez longtemps qu'on se prépare !… il a pris ses lampes électriques… ses « torch », une très grosse… il a droit aux « torch » lui, S.S… alors, en avant !… le Landrat doit venir, présider… il y est peut-être déjà… la « Force par la Joie » n'est pas un simple divertissement, c'est une soirée « pour la Victoire » sous l'haut patronage de Göbbels… nous verrons bien !… je serais surpris qu'ils nous amusent… mais pas à bouder !… bien applaudir !… en même temps que Kracht !… j'étais pas tranquille… une chose, laisser les vieux là, sans personne… je peux pas les emmener !… ça sera pas long à être l'entracte, je crois, je reviendrai voir avec Kracht, c'est entendu… alors en avant ! encore le parc, puis le village, les ruelles, tous ensemble… nous passons devant l'épicière, la wirtschaft, l'église… nous trébuchons, butons pas mal, plus qu'en plein jour… forcément… Kracht pourrait nous éclairer… il veut pas, il a peur de se servir de ses « torch »… il paraît qu'on les voit de très haut, des nuages… j'entends les voix des dactylos, en avant de nous… j'entends pas Isis, ni le cul-de-jatte, ni la comtesse Tulff-Tcheppe… ils doivent être déjà au spectacle… le Tanzhalle peut pas être loin… Kracht pourrait nous éclairer, on trouverait tout de suite… il refuse… c'est à tomber dans une mare… y a aussi les buttes à betteraves… en terre molle… Kracht veut pas !… soi-disant les « forteresses » !… salut ! y a longtemps qu'elles savent où nous sommes, putaines « forteresses » si elles brûlent pas ce foutu hameau c'est qu'elles veulent pas !… Kracht déconne !… son Tanzhalle… après où les routes se rejoignent… oui !… la guitare !… oui !… oui !… ils sont déjà à la musique… « Hier ! hier ! par ici ! » et ils nous appellent… leur porte !… un rien ! une lampe à souder devant la porte !… nous entrons… grand allumé, ce hangar ! aux quatre coins ! à l'acétylène !… « la porte ! la porte ! »… d'autor on se fait agonir ! et leur lampe eux ? dehors ? ça, ils regardent pas ! tant pis dehors, mais qu'on referme la lourde ! à leur aise, flopée de choucroutes ! maintenant là, la salle, je vois tout le plateau… je vois que ça… blafard… question du public je peux rien discerner, que des nuques d'hommes et des chignons… ces phares à l'acétylène sont d'une violence ! l'effet noir blanc… vous êtes aveuglé… mais on voit les romanichels… hommes… femmes… mômes… le vieux à cheveux blancs qui s'intéressait tant à Lili… à ses castagnettes surtout, et à sa bague… toute la tribu je crois est là, tassée, les vieilles dans le fond, les jeunes devant… je pense qu'ils vont danser tout de suite… un fandango !… une grosse houri chante… une gitane ou une Hongroise pas jeune, grosse, grasse, de ces bourrelets !… et des bras d'homme, un ventre pour au moins trois fibromes… des nénés, une bouée !… elle chante une romance brandebourgeoise… ce que me dit Kracht… pas une vilaine voix, même claire et un charme… elle relève sa jupe… haut !… elle va nous danser quelque chose… le vieux annonce : une séguedille !… vive ! très !… des talons !… des nichons !… elle martèle !… toute la scène en tremble… une femme dans la cinquantaine… pas laide même encore assez jolie… et un chaud tempérament… bien plus de feu que les fillettes autour… les fillettes autour ont beau sortir d'une roulotte on voit qu'elles pensent à autre chose… pas les tempéraments de feu, du tout !… se marier gentiment je crois, les petits soins, les grands magasins, le coiffeur, se faire teindre en blond, houblon… s'établir, se faire respecter, fonctionnaire quelque chose, aux postes, vendre des timbres… pas gesticuler là pour nous, pignoufs ! sur un plateau vous voyez tout, tous les avenirs, tous les désirs… le théâtre trompe pas… peut-être encore un peu faucher aux étalages, question de rester dans la note… pas trop, pas de scandale !… les garçons aussi, sont plus ça, gitans tragiques !… ils guinchent entre eux, frotti, frotta, la jota pédé… « tout finira par la canaille »… pardi !… pas besoin de Nietzsche, vous pouviez être sûr à Zornhof… la grosse nichonne, la cinquantenaire croyait encore au feu sacré, la jeunesse plus… la salle demandait qu'à comprendre… que la grosse aux nénés se retrousse davantage, plus haut ! plus haut ! ils réclamaient ! qu'elle empoigne un des pédés et qu'elle l'embrasse sur la bouche !… küss ! küss ! ça qu'ils veulent ! exigent !… elle en empoigne un… il fait la grimace… elle le gifle ! voilà du spectacle ! yop ! mon ami !… toute la salle hurle ! hurra ! hurra !… couples de garçons !… couples de filles ! frotti-frotta ! en avant la danse ! la fougue ! vraie de vraie !… on est évolué à Zornhof !… transe de transe !… on aurait pas dit… ah le moral, un fameux coup ! s'il est remonté !… quelque chose !… pas à se plaindre, la Propaganda ! et en moins de deux !… ils font pas que rempailler les chaises nos romanichels !…