Bravo ! bravo !… ça fait bien une heure que dure cette forte séance à nous ravigoter le moral, et c'est pas fini… je demande à Kracht…
« L'entracte ?
— Non, pas encore !
— Alors il faudrait y aller !
— Si vous voulez ! »
Je pense aux deux vieux… La Vigue qu'on se lève lui plaît pas, il grogne… Lili est pas contente non plus, elle attendait les castagnettes… nous partons donc très discrètement, travée par travée… je crois pas qu'ils aient fait attention, ils étaient à reprendre le « Chœur du Danube », toute la salle, en tapant des mains et des pieds… la « Force par la Joie » ! nous voici dehors, il fait froid… ça serait bien que Kracht nous éclaire… il a deux torch… ça serait bien mais juste une seconde !… au fait ça va, le ciel suffit… toujours la certaine lueur rose… jaune… aux nuages… en regardant bien on voit la route… on voit les murs… les chaumes… le manoir est pas loin… mais juste là brusque : halt ! un peu après l'épicerie… et devant nous quelqu'un !… une tête !… Kracht braque sa lampe… la tête parle… lui parle, chuchote… je connais pas ce quelqu'un… je comprends pas ce qu'ils se disent… c'est en allemand… en patois… une tête blafarde, plus que blafarde, comme passée au plâtre… et à grosses lèvres, et à longs cils… y a pas de projecteurs dehors ! ça serait l'effet de moi, que j'ai été aveuglé par l'acétylène ? je crois pas… un pierrot ?… des pierrots ? Kracht aussi a l'air surpris… ils se parlent avec ce blafard… encore une autre tête sort de l'ombre !… et puis une autre !… une ribambelle !… et qui lui chuchotent en patois… j'ai jamais vu des têtes si blanches, si poudrées… des réfugiés ?… d'où ?…
« Qu'est-ce qu'ils se disent ? »
Je peux pas répondre, La Vigue me demande, j'ai rien compris… ça doit être grave…
Pas le temps de faire : ouf !… Kracht tire !… en l'air !… pistol !… deux coups !… d'où pouvaient venir ces hommes poudrés ?… j'ai jamais su… ils sont partis sans dire au revoir… jamais rencontrés par la suite… Kracht maintenant allait devant nous avec ses deux lampes… il se gênait plus… la hâte qu'il avait de je ne sais quoi ?… des gens arrivaient de partout, essoufflés… ceux-ci du hameau je les connaissais de vue… les deux coups en l'air les faisaient accourir… « Kracht ! Kracht !… » ils l'appelaient du fond du noir… ils devaient venir aussi de la séance… ça devait s'être arrêté là-bas, net… je voyais des gens de l'assistance, autour de nous, piétiner là, bafouiller… « qu'est-ce que c'est ? »… les coups de revolver de Kracht… mais on n'en savait rien non plus !… on allait voir !… foutre rien !… le petit bois d'abord !… le parc… le manoir là !… les gens veulent nous suivre, bien sûr ! entrer avec nous… Kracht les chasse… il a tôt fait !… un coup en l'air ! encore ! pang !… ils se sauvent tous… décidé maintenant le Kracht… le pétard et les lampes !… lui moi Lucette La Vigue allons tout de suite aux blessés… c'est le moment !… le Revizor d'abord… il va mieux… guten abend ! bonsoir !… le pouls est faible, mais quand même… je l'ausculte… il respire bien… et pas de fièvre… ils n'ont pas eu froid ?… non !… à la jambe, sûrement une fracture… qu'il ne bouge pas, on verra plus tard !… l'autre, le comte uhlan, ne dit rien… je prends la lampe… à sa tête, ça va, ça y est… Kracht me demande « glauben sie ? » croyez-vous ? « oh ja ! ja !… » il est mort depuis plus d'une heure… j'ai l'habitude des « constats »… le Revizor à côté de lui est surpris, a rien entendu !… pas une plainte… le comte von Leiden est mort vite… nous sommes restés dehors deux heures à peu près… il n'était pas bien… mais j'aurais pas cru… si vite… une syncope ? enfin voilà, il faut l'annoncer, qu'on nous foute la paix !… « le Rittmeister comte von Leiden est mort »… je propose : est mort au combat… non ! non !… Kracht veut pas !… d'abord, avertir Moorsburg !… comment avertir ?… il va y aller en vélo !… tout de suite ?… oui !… dans la nuit ?… la route ?… je proteste…
« Kracht, on part avec vous ! nous n'allons pas rester ici, seuls !… » rassemblés comme ils étaient là, tous, ménagères, moujiks, prisonniers, ils attendaient que l'occasion de nous trouver sans notre S.S… comment qu'ils nous feraient notre affaire !… si ils la finiraient l'armoire !…
« Ja ! ja ! ja ! sicher ! »
Il me donnait raison… les Allemands sont pourris de défauts mais ils ont une qualité… vous leur dites ce qu'est vrai raisonnable, ils admettent… les Français, jamais !… là Kracht était d'accord que lui parti il nous retrouverait en papillotes… pillage et chipolata !… la ruée du hameau… nous réfléchissons… à l'instant on frappe… « herein ! entrez ! »… personne !… si, une tête !… pas poudreuse, au plâtre, une tête ordinaire, mais pas du hameau… je connais les têtes…
« Qu'est-ce que c'est ? »
Kracht braque ses lampes les deux… l'inconnu parle… patois encore… je comprends un mot… deux… oh ça se complique !… il est question d'un homme dehors… où ?… à la ferme ?… dans la cour ?… et encore d'un autre !… tout près là !… ils ont profité de notre absence, il me semble !… il faut que Kracht y aille !… pardon ! pardon !… pas sans nous !… on pouvait se méfier de Léonard, le petzouille prêt à tout, sûrement… mais il savait ce Léonard ce qui arriverait si on nous faisait notre affaire, que ça serait le pillage total… à zéro ! qu'il ne resterait rien… ni pour le porcher… ni pour lui… « le quittez jamais ! » avait un sens !… quand les gens s'occupent de vous c'est à eux qu'ils pensent, ils ont leur idée… « le quittez jamais !… » tu parles qu'on allait pas le quitter !… allons voir ce qu'est arrivé ! de quoi il s'agit ? nous voici dehors avec Kracht… bien !… on nous escorte… on nous conduit… ils savent où c'est, eux… côté plaine, dans la mare, sous la fenêtre à Le Vigan, il y couchait plus, je vous ai raconté… une chambre, briques et terre battue, fenêtre à barreaux… plutôt une cellule… la mare est là, très peu d'eau, mais comme algues !… herbue, touffue, bouffie d'herbe… herbes et sable… à la lampe on voit le fond, les ruisselets d'eau vive… et les reflets d'en haut des nuages… l'incendie de loin… les lueurs projetées roses, jaunes… ça serait joli… je dis : ça serait… et puis nous venons voir autre chose… nous voyons… côté plaine profond enfoui sous les algues les gens nous montrent : des bottes… je demande à Kracht : « ja ! ja !… ça y est ! » on se comprend… quelqu'un au fond !… ce quelqu'un, je pressens… il s'agit de le sortir de l'eau… ça sans doute qu'ils lui avaient dit les « poudrés »… j'avais pas compris… à la sortie du Tanzhalle… Kracht commande : quatre bibelforscher !… ils viennent, eux pigent tout de suite, ils voient les bottes… ils descendent à l'eau… ils s'embourbent… ils empoignent les bottes, et tirent le corps, l'arrachent de sous les algues… le voici ! c'est lui, sur les algues, sur le dos maintenant, tout de son long… oh, pas de surprise, je me doutais !… le Landrat Simmer… il vit plus, il a bu la tasse et pas que ça !… étranglé qu'ils l'ont, en plus !… on lui dénoue la corde du cou… un gros cordon de soie… où ils ont trouvé cette soie ?… ça c'est une énigme, je vois pas de soie à Zornhof, surtout en cordon !… ni à Berlin ! enfin pas d'erreur c'est de la soie… d'abord, ils l'ont assommé… il a une plaie… profonde, bien saignante encore… en plein crâne… je dirais un coup de pioche… au-dessus de la tempe droite… ils l'ont garrotté, et puis étranglé… mais le coup de pioche d'abord, sans doute… ils enquêteront… ils l'ont mis à l'eau après, sous les algues… d'où il venait ?… d'où il sortait ?… il devait présider la soirée… il avait dîné à la ferme ? sans doute… on ne savait pas, mais presque sûr… en tout cas nous avions bien fait de pas être au manoir… ou dans la cour… j'ordonne ce qu'il faut… qu'ils lui appuient sur le ventre, sur l'estomac… fort !… ils le retournent dans tous les sens, bien ! qu'il vomisse !… rien !… il est très froid… mouillé, forcément… raide comme s'il était mort des heures… ce que je comprends pas bien… l'eau qui dégouline de partout… de ses vêtements, de ses bottes… le visage est calme, pas crispé, jaunâtre… y a pas eu lutte… ça chuchote dur autour de nous… et encore !… ils savent tout !… rien ils savent, menteurs !… je peux pas dire qu'on était prévenus… même le Landrat là dans la mare devait pas se douter… pourtant il avait sa police et les renseignements… non ! un peu de vape il serait pas sorti !… alors ?… alors ?… La Vigue louchait dur…