Tonino Benacquista
Nos gloires secrètes
nouvelles
Meurtre dans la rue des Cascades
Pour Catherine S.
Je suis l’homme de la rue.
Pour le prince, je suis la plèbe. Pour la vedette, je suis le public. Pour l’intellectuel, je suis le vulgum. Pour l’élu, je suis le commun des mortels.
Ah la belle condescendance des êtres d’exception dès qu’il s’agit de parler de moi ! Leur précision d’entomologiste quand ils évoquent mes goûts et mes mœurs. Leur indulgence pour mes travers si ordinaires. Souvent je leur envie ce talent de ne jamais se reconnaître dans les autres ni les gens. À travers leur bienveillance, je sens combien ma médiocrité les rassure. Que serait l’élite sans sa masse, que serait la marge sans sa norme ?
Suis-je donc si prévisible aux yeux du penseur qui sait tout de mon instinct grégaire, de ma vocation à n’être personne, de mon étonnante attirance pour les heures de pointe ? Suis-je à ce point discipliné que jamais je ne me perds dans le grand labyrinthe du savant ? Suis-je si dépourvu d’amour-propre que je m’accommode du bâton dans l’espoir d’une carotte ? Suis-je si prompt à rire ou pleurer dès qu’un artiste se sent inspiré ? Suis-je si triste et sombre que je m’emploie à désespérer le poète ? Suis-je si lâche que j’attends le hurlement des loups pour y mêler le mien ?
Vous, êtres lumineux, qui osez partir en croisade, prendre les chemins de traverse, parler à l’âme, haranguer les foules, vous qui faites tourner un monde que l’homme de la rue se contente de peupler, savez-vous qu’à force de parler en son nom, de le réduire à une espèce bêlante, de nier son individu, vous l’avez, ô ironie, contraint au bonheur ? Car comment accepter d’être privé d’un destin exceptionnel sinon en étant bêtement heureux, simplement, platement, naturellement heureux ? Heureux comme seul un homme de la rue sait l’être, affranchi du devoir de surprendre, du besoin d’être admiré. Et ce bonheur anonyme, patient, le guérira peut-être de n’avoir pas vécu ce quart d’heure de gloire que le XXe siècle lui promettait.
J’ai menti. Je ne suis pas l’homme de la rue.
Pendant près de cinquante ans, j’ai tout fait pour en devenir un et cacher à ma famille une terrible vérité. Pour eux j’étais cet être ordinaire, époux aimant, père honnête, incapable de mentir ou de garder un secret. Quelle duplicité ! Comment ai-je pu les berner si longtemps ? Dans le sens littéral du terme, je suis un mythe. Un personnage ayant une réalité historique mais transformé par la légende. On a écrit tant de pages sur moi, naguère. J’ai été au centre de toutes les conversations. On m’a cherché à tous les coins de rue. J’en aurais signé, des autographes, si le monde avait su qui j’étais vraiment.
La nuit dernière, la femme que j’ai tant aimée est morte. Plus rien ne me retient de rendre publique mon imposture.
Témoin, des jours entiers, de sa douleur, de son renoncement, de ses colères, j’ai crispé ma main sur la sienne pour absorber un peu de son mal mais, faute de détenir ce pouvoir-là, il m’a fallu attendre, attendre, attendre, inutile, impuissant, jusqu’à cet instant d’apaisement qui nous a surpris tous deux ; sa respiration s’est fait oublier, ses membres n’ont plus lutté, et j’ai vu se dessiner sur ses lèvres un sourire énigmatique, envoûtant, destiné à elle-même : Ça y est, je suis prête. À nouveau complices, nous avons échangé, dans cette langue que tissent les vieux couples, des messages codés, indéchiffrables, où les abréviations, soupirs, points de suspension révèlent souvenirs et anecdotes. Pour la toute dernière fois, elle a joué celle qui connaît si bien son bonhomme, et s’est inquiétée des gestes que j’étais incapable d’accomplir seul — en quarante-sept ans de vie commune ils s’étaient multipliés sans que j’y aie pris garde. Je l’écoutais à peine, prêt à lui voler sa dernière heure, tenté de tout lui révéler de ma seconde vie. Une image m’a retenu à temps, celle de ma bien-aimée me maudissant outre-tombe, grattant les parois de son cercueil pour s’en évader et venir m’arracher les yeux d’avoir tu un secret bien plus fort que notre amour.
À l’aube, elle s’est éteinte en me soufflant sa dernière volonté :
Promets-moi de te rapprocher de lui.
Lui, c’est notre fils unique, qui attendait derrière la porte.
Sans avoir d’autre choix, j’ai acquiescé des yeux. Mais comment se rapprocher d’un être qui jamais ne s’est éloigné ? Pas une fois il ne m’a manqué de respect ni ne m’a fait honte auprès des voisins. Il ne rate aucun de mes anniversaires, n’oublie jamais la fête des pères. Il me voue une affection nuancée, je le sens quand nous nous embrassons lors des occasions officielles : au moment où je tends les joues, ses mains m’enserrent les bras comme pour briser mon élan vers lui. Ensuite il me demande des nouvelles de ma santé, moi de son travail. Il ne se doute pas qu’il a cessé de m’aimer depuis longtemps. Si on lui posait la question, il s’indignerait : Mais, c’est mon père ! Et moi, je saurais dater avec précision le jour où je n’ai plus été le héros de mon rejeton.
Juillet 1979, l’année de ses treize ans. Pour la première fois il ne part pas en vacances avec nous, les parents d’un copain l’invitent à descendre en Italie. Je le dépose devant un cabriolet rouge prêt à sillonner les routes du Sud, et je salue celui qui va veiller sur l’équipage, un homme de mon âge mais paraissant bien moins, vêtu d’un jean râpé et d’un blouson en cuir vieilli qui lui donnent l’air d’un aventurier — du reste c’en est un, il est ingénieur des Ponts et Chaussées, il bâtit digues et barrages pour assécher les marais et irriguer les déserts. Peu curieux mais bien élevé, il me demande ce que je fais dans la vie, et pour ne pas répondre représentant placier en outillage, je dis que je suis dans l’acier. Il ne demande aucune précision. Ne vous inquiétez de rien, je vais garder l’œil sur nos deux canailles. Son bolide tourne le coin de la rue et, à cet instant-là, je sais que plus jamais je ne reverrai l’enfant qui, la veille encore, m’interrogeait sur l’immensité céleste comme si j’en connaissais l’origine.
À son retour, je découvre un jeune homme passionné de Renaissance italienne, capable de se raser comme un grand, et fier de sa première cuite à la grappa. Il veut faire des études d’urbanisme et je n’ose lui demander ce que ça recouvre. Dès lors, chaque fois que je lui proposerai une activité commune, je lirai dans ses yeux que l’essentiel est ailleurs.
Promets-moi de te rapprocher de lui.
Cette nuit, j’ai promis l’impossible mais, dès demain, le vieillard va redevenir aux yeux de son fils un homme comme aucun autre. Je ne demande ni son estime ni sa compassion, je veux lui faire regretter son indifférence polie, retrouver dans son regard les étonnements de l’enfance. Je n’aurai pas même un effort de mémoire à fournir, la vérité ne demande qu’à sortir, puisqu’elle est là, toute prête, trop à l’étroit dans cette caboche qui la mijote depuis un demi-siècle.
En 1961, on construit à Berlin un mur qui, selon certains, va faire de l’Est un enfer bureaucratique et de l’Ouest un empire décadent. Youri Gagarine, le premier homme lancé dans l’espace, est sans doute le seul à prendre assez de hauteur pour imaginer un monde ainsi partagé. Il fait chaud, en France, cet été 61, les crus de bordeaux vont être exceptionnels dit-on déjà. Les canons de Navarone sort sur les écrans, on twiste à Saint-Tropez, et un curieux fait divers survenu dans Paris agite les gazettes. Le 17 juillet à trois heures du matin, au 91 de la rue des Cascades, XXe arrondissement, le corps d’un homme tombe du ciel et crève la verrière d’un ancien atelier d’artiste où vit une starlette qui commence à faire parler d’elle. Pendant qu’elle s’endort doucement sur un canapé aux côtés de son amant, elle voit ce corps s’écraser à ses pieds dans une pluie de verre.