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Dans une revue pour salles d’attente, on a fait appel à une signature de l’Académie, qui nous pond déjà les dictées du futur, et qui voit dans le Meurtre de la rue des Cascades comme un conte de fées à base de tarot divinatoire. Y figurent : les Amants, la Maison Dieu (la verrière), le Bateleur (mon défunt salaud), et surtout l’Arcane sans nom, à savoir la Mort en personne. J’ai beau chercher, il ne peut s’agir que de moi. Ce squelette avec cette faux, c’est criant de ressemblance, moi qui suis dans l’outillage.

Dans un canard qui aime à montrer les grands de ce monde dans leurs intérieurs cossus, on n’a pas hésité à dépoussiérer une prédiction de Nostradamus que le Meurtre de la rue des Cascades vient légitimer d’un coup. Le quatrain commence par :

Sous la lune estaincte, le tonnerre du grand degré

On nous explique que le décor est planté : la nuit, les hauteurs, la verrière qui explose. Puis surgit le nombre 20 dont on ne sait s’il désigne le siècle ou l’arrondissement de Paris. La folie, c’est l’ivresse, et l’amant mystère est certainement ce spectre qui apparaît dans le troisième vers.

Je me souviens d’une nuit atroce dans un petit hôtel de Romorantin où, terrorisé par la prédiction, j’ai été pris d’une bouffée délirante qu’un médecin de garde a dû calmer par une piqûre de Valium. Bien des années plus tard, on a appris que le quatrain avait été composé de toutes pièces par un pigiste ambitieux. Son nom est oublié, mais son article est resté dans les annales de la supercherie.

Un quotidien du soir établit un lien entre le Meurtre de la rue des Cascades et une défenestration suspecte du côté des Halles. Afin de fourguer des éditions spéciales, la presse tente de créer un début de psychose généralisée en suggérant l’idée d’un tueur en série prêt à récidiver. L’hypothèse ne fait pas long feu : il s’agit d’un repris de justice jamais réinséré qui s’est jeté du haut de son gourbi. Mais durant quelques semaines, ceux qui habituellement rasent les murs préfèrent arpenter les caniveaux afin d’éviter la chute des corps.

Dans cette presse déchaînée qui attise la haine et la peur, on trouve cependant un article auquel je dois rendre hommage aujourd’hui. Au lieu de stupidement s’attacher aux faits, au lieu de se prendre pour un garant de vérité, l’auteur s’aventure sur une piste inédite. Loin de toute tentation apocalyptique, il défend la thèse de la mauvaise rencontre. La simple, la banale, la très courante. Le mauvais endroit, la mauvaise nuit. Les amants d’en dessous n’ont rien à y voir, ils auraient préféré qu’on leur foute la paix. Cette nuit-là, un homme de la rue en a croisé un autre et ça s’est mal terminé. Mais d’habitude ces choses-là se déroulent à ras de terre, c’est ce qui constitue selon lui la spécificité du Meurtre de la rue des Cascades et non la notoriété des occupants de l’atelier. Une vérité trop simple, trop nue, à laquelle personne n’a envie de croire tant elle contredit un savoureux fantasme collectif. En fin d’article, quelques mots me sont directement adressés. Moi, ancien oisif devenu outilleur. Moi, un anonyme perdu dans une nation entière. Qui que vous soyez, me dit-il, où que vous soyez, sachez que le Meurtre de la rue des Cascades ne vous appartient plus. Vous qui tentez de redevenir un homme comme les autres, vous n’êtes pas un coupable qui fait envie, et c’est ce pourquoi personne ne vous retrouvera jamais.

Un demi-siècle s’est écoulé depuis. Elle était là, la véritable prédiction.

* * *

Au printemps 63, je sillonne les routes de France sans l’appui de mon instructeur. L’engouement pour le Meurtre de la rue des Cascades a beau s’être calmé, des phalanges en forme de cafards continuent d’infester mon lit à chacun de mes réveils. C’est ma première sensation consciente et déjà elle gangrène le reste de la journée. L’obsession ne se dissout pas, mais j’apprends à vivre avec. Les images sont toujours aussi abominables mais je les laisse m’envahir sans chercher à les refouler — j’ai perdu ce combat-là depuis longtemps. Le monstre en moi cohabite avec le commercial affable. Je change d’hôtel deux à trois fois par semaine, j’apprends à dormir sur des parkings quand les circonstances l’exigent, à me retaper sur la route. Il m’arrive parfois de penser qu’en cas de cavale je tiendrai plus longtemps qu’un autre.

Cet été-là, je vais connaître le second séisme de ma vie. Mais celui-là, je pensais ne plus le mériter.

La côte charentaise. Une vieille auberge de charme. Il n’y a pas de veilleur de nuit, on décroche sa clé dans la pénombre. Mais le petit déjeuner est servi par une créature lumineuse, entourée d’un halo qui donne à tout ce qu’elle touche des éclats dorés, un soleil. Je me souviens d’avoir pensé, en la voyant scintiller comme une clairière, que le Meurtre de la rue des Cascades m’avait bel et bien pourri de l’intérieur. Un fruit qui pend encore à l’arbre mais déjà bouffé par les vers. Je manque de la rudoyer, de jouer les mal aimables pour la faire fuir. Arrête donc de sourire, je te dis ! Fous le camp ou je me constitue prisonnier ! Comme si elle m’avait entendu, la voilà qui disparaît en cuisine et soudain l’instant se voile : le petit matin clair vire au faux jour, les clients redeviennent de sombres étrangers. La journée s’annonce aussi terne que la veille.

Je suis pris de nostalgie pour un être que je n’ai pas connu, un brave type, aimant et fidèle, prêt à tout pour le bonheur d’une seule femme. À ce gars-là, j’aurais confié le reste de mes jours et il aurait su quoi en faire.

Tant que la justice ne me rattrapera pas, la vie ne sera qu’une longue série de renoncements et chacun d’eux va durcir le monstre en moi. Je dois m’y résoudre et m’y préparer. Dompter la bête avant qu’elle ne m’anéantisse. Chercher l’indifférence en tout. Et avant la tombée de la nuit, me voici flanqué d’un tout nouveau credo : au lieu d’attendre la meute dans la peur, attends-la dans le cynisme.

En servant l’infusion du soir, la naïve me demande : Comment c’est, Paris ? Le monstre invite alors la malheureuse à sa table pour lui montrer le pire de lui-même. Au lieu de raconter la Ville Lumière comme je l’ai jadis possédée, je lui décris une Babylone où les petites ingénues finissent dans les bouges, où les clochards tombent du ciel. Plutôt que d’évoquer le Meurtre de la rue des Cascades, j’attends qu’elle le fasse, qu’elle me décrive toute cette sinistre affaire avec sa provinciale candeur, qu’elle ajoute sa note au chœur des vierges, qu’elle me confirme que l’homme qui a écrasé les doigts d’un pauvre bougre au lieu de le secourir mérite la pire des fins. Je veux l’entendre parler de moi sans qu’elle s’en doute — ô perversité ! — et affirmer que si elle tenait ce triste sire devant elle, elle l’abominerait comme il se doit. Je veux la voir me resservir de sa tisane miracle tout en décrivant le meurtrier que je suis. Peine perdue ! J’ai beau glisser de fines allusions, c’est comme si l’annonce du Meurtre de la rue des Cascades n’était pas parvenue jusqu’en Charente. Ma toute récente désinvolture s’en trouve bien déroutée. Je perds pied, je ne parviens pas à me rendre détestable. Elle me décrit un monde où le Meurtre de la rue des Cascades n’a jamais eu lieu. Un monde où les rues sont habitables pourvu qu’on y trouve des hommes.