Le lendemain, elle propose de me faire visiter le pont suspendu de Tonnay, et comme un idiot j’accepte. Je ne m’étais pas trompé : elle est l’innocence. La légende ne dit-elle pas que c’est la Belle qui vainc la Bête ? Deux jours plus tard, je reprends la route sans l’avoir effleurée, sans même un bisou du bout des lèvres. À chacune de mes étapes, je lui envoie une carte postale pour lui montrer du pays.
Trois mois plus tard, nous nous sommes installés dans un petit appartement du XVe arrondissement de Paris. L’homme de la rue serait condamné à lui-même s’il ne rencontrait un jour la femme de sa vie. C’est même la seule personne au monde qui lui donnera l’illusion d’être unique. Pour l’anecdote, je n’ai pas été le premier de nous deux à citer le Meurtre de la rue des Cascades. Étrangement, il aura fallu attendre le jour de l’assassinat à Dallas de John Fitzgerald Kennedy. En apprenant la nouvelle, elle a dit :
— Tout le monde se souvient de ce qu’il faisait la nuit du 17 juillet 1961. Désormais, il en sera de même pour ce 22 novembre 1963.
— … ?
— Mais si, rappelle-toi, le 17 juillet 1961, c’est la nuit du meurtre de la rue des Cascades. Ce soir-là, un client m’a expliqué jusque très tard pourquoi on allait construire un mur qui allait séparer Berlin en deux. Et toi, tu faisais quoi ?
— … Moi ?
Elle m’offrait sans le savoir une occasion unique de regagner une part de ma dignité perdue. Il s’en est fallu de peu que j’accepte. Seule l’horrible perspective d’en faire ma complice, de la condamner au secret, m’a contraint à répondre :
— J’ai pris une cuite dans un bar louche avec un traîne-savates dans mon genre, et je ne me souviens plus de la suite.
Depuis, nous avons eu d’autres marqueurs temporels, de ceux que la mémoire collective garde intacts, capables de ressusciter les heures d’une seule journée au milieu de cent mille. Il y a eu le 21 juillet 1969, nuit de l’alunissage. Puis le 11 septembre 2001. À mon âge, je ne suis pas sûr d’en connaître un autre.
Les premières années de notre mariage, j’essaie de prétendre à un poste fixe au siège de la Fagecom, mais on m’affirme qu’il serait contre-productif de se passer d’un VRP aussi doué. Paraît en librairie un essai sur le Meurtre de la rue des Cascades, une sorte de contre-enquête où l’on nous promet des révélations. Je l’achète en cachette de ma femme. La violence la dégoûte, et plus encore ceux qui s’en délectent. Dans nos grands moments d’abandon, je me déteste d’avoir à lui cacher ma part d’ombre. Quand elle voit son amant s’endormir dans ses bras, c’est en fait un enfant terrorisé qui s’y réfugie. Mille fois je suis sur le point de lui dire que nous ne sommes pas seuls dans notre maison — il y a un assassin qui veille — et mille fois je repousse au lendemain par manque de courage. Ma malédiction : ne pas pouvoir implorer le pardon de la seule personne qui m’aime assez pour me l’accorder.
J’éprouve néanmoins une certaine fierté à l’idée qu’on parle de moi dans un livre. Ça n’est pas rien, un livre. J’en ai eu peu entre les mains, ils me font l’effet d’objets sacrés, porteurs de connaissance et de vérité. Je lis celui-là en une nuit dans une chambre d’hôtel, je m’y cherche à chaque page sans jamais m’y trouver, je suis une entité transparente, sombre, abstraite, fuyante, et l’on s’y demande si j’existe vraiment. Aucune révélation, aucune thèse, rien que de l’assemblage d’articles, des croisements improbables, et un prudent conditionnel passé qui se prête si bien à la conjecture et au remplissage. Mon respect pour les livres s’effondre aussitôt. Ils deviennent, comme le reste, une marchandise dévoyée, une perte de temps, un moyen comme un autre de ne pas tenir une promesse. Que sont devenus les émerveillements de mes instituteurs de la communale ?
Le temps passe et je n’ai aucun moyen de savoir où en est l’enquête. Elle serait close que personne ne m’en informerait ! Peut-être que les chefs de meute ont, eux, de nouveaux éléments qu’ils se gardent bien de communiquer. Si c’est le cas, je prie le Ciel qu’on vienne m’arrêter sur la route et non sous les yeux de ma femme.
Je vis dans le vain espoir d’échapper à la sanction des hommes, mais je cherche toujours la culpabilité en moi et jamais ne la trouve. Si le pouvoir m’en était donné, je ne ressusciterais pas le défunt salaud, je le laisserais croupir en enfer. Je lui en veux d’avoir fait de moi un meurtrier par erreur. Pas doué pour ça. J’ai plutôt le profil de la victime que celui de l’assassin. C’était un contre-emploi. Une erreur de distribution. En toute logique, c’est moi qui aurais dû m’écraser sur cette verrière.
En 1965 sort un roman, Meurtres en cascades. On y apprend dès le chapitre III que le coupable est un tueur schizophrène souffrant de dédoublement de la personnalité ; il commet d’autres crimes et se fait abattre à la dernière page par un flic plus tenace que les autres. Le récit me plonge dans un état paradoxal, tout n’y est qu’élucubrations, pas le moindre détail ne correspond au souvenir de cette nuit-là, mais le choix du romanesque a des vertus inattendues. Je ne m’identifie en rien à ce psychopathe qui s’emploie à faire chuter son prochain, mais sa perception du temps m’est familière, sa logique torturée me parle, si bien qu’à la page 100 je ne sais plus si c’est le personnage qui agit ou si c’est moi qui projette des sensations, et je me retrouve à nouveau sur ce toit que j’ai tant voulu oublier. Je n’en veux pas à cet écrivain à trois sous, il a fait son boulot sans me faire la morale, à l’inverse de cette belle bande d’intellectuels qui s’obstinent à interpréter, juger, arbitrer le Meurtre de la rue des Cascades. Leur grandiloquence nous en apprend bien plus sur eux-mêmes que sur moi ou mon défunt salaud. Leurs sentences en disent long sur leurs échecs. Leur style nous désigne les maîtres qu’ils n’égaleront jamais. Leur indignation trahit leur besoin de se ranger du côté des gens bien qui pensent si juste. Que faisaient ces lettrés, ces érudits, ces spécialistes, ces observateurs, au soir du 17 juillet, avant que l’irréparable ne soit commis ? Bien embêtés qu’ils étaient d’avoir tant de réponses à des questions qu’on ne leur posait pas, encombrés de savantes analyses que personne ne leur réclamait. Tous peuvent me remercier de leur avoir servi le Meurtre de la rue des Cascades, parce qu’on s’emmerdait bien, en cet été 61, à Paris. J’en ai stipendié plus d’un ! Je leur ai donné plusieurs années de légitimité, j’ai fourni du frisson à la France entière, du cancan, de la bonne conscience, rien que du fameux, et pas un petit merci.
En cette fin d’année 65, un incident sur la route de Montélimar par un après-midi bruineux. En rase campagne, sur le bitume, se reflète une zone humide qui a tout l’aspect d’une flaque d’huile. Sans savoir pourquoi, je m’arrête. Malgré le parfait silence, un malaise flotte dans l’air, rien de perceptible pour les sens. J’arpente le bitume à la recherche d’on ne sait quoi, et j’aperçois enfin, dans le fossé, une moto renversée sur son chauffeur inconscient. Deux heures plus tard, l’homme est sauvé. Il vous doit une fière chandelle, disent les gendarmes. On repère les marques de pneus d’un véhicule qui a certainement percuté le conducteur avant de s’enfuir. On m’apprend que c’est le cas le plus courant d’abstention volontaire de porter assistance à une personne en péril. C’est puni de cinq ans ferme. On me laisse reprendre la route. En héros.
Mon petit bonhomme va naître quelques mois plus tard. Il a à la fois les traits innocents de sa mère et mon regard soucieux. Désormais c’est moi qui marquerai pour lui la limite infranchissable entre le bien et le mal. C’est vers moi qu’il se retournera à chacun de ses pas, de peur d’en commettre un faux. Dans ma voix, il devra entendre l’honnête homme.