J’ai su berner sa mère, mais lui ?
On dit que les gosses ne se trompent jamais. Si je mens, il le saura d’instinct. Si je lui dis qu’il faut traverser dans les clous, il aura un doute. Si j’affirme qu’il ne faut pas précipiter les gens du haut des toits, il aura le droit de me rire au nez.
Je ne sais si la naissance de cet enfant a bouleversé mon alchimie mentale, mais j’ai vécu, le 23 mai 1966, une journée tout à fait impensable un an plus tôt. Il s’agissait d’un lundi, pas plus exceptionnel qu’un lundi, et pourtant ce matin-là je me suis réveillé un peu plus tard que d’habitude, j’ai sauté dans mon costume, pris mon café au son du rasoir électrique, foncé pour arriver à l’heure à mon rendez-vous au centre commercial de Saint-Gaudens, Haute-Garonne. J’ai offert le déjeuner à divers cadres, fumé un cigare après le pousse-café, et décroché une belle mise en rayon pour mon bric-à-brac en acier inoxydable. J’ai rejoint Perpignan dans la soirée, pris ma chambre à l’hôtel de l’Esplanade, où l’on m’a monté une tranche de terrine et un verre de blanc. Bien fatigué, j’ai posé ma joue sur l’oreiller en fermant délicieusement les yeux.
Pour les rouvrir tout à coup.
J’avais le sentiment que quelque chose manquait à cette journée. L’axe même de tous mes rayonnements. Le détail devenu le tout. La petite chose en moi plus forte que moi.
Le pivot autour duquel tout devrait tourner. La tumeur du malade. La dose du drogué. L’être aimé porté disparu. C’est le magnétisme du nord, l’œil du cyclone, la force de gravité.
Tard dans la nuit, j’ai fini par trouver : pas un seul instant, tout le jour durant, le Meurtre de la rue des Cascades n’était venu me tourmenter.
Pas de réveil sur le toit, pas de phalanges écrasées, pas de boule au ventre à peine assis à table, pas de honte en entendant mon gosse babiller au téléphone, pas de défunt salaud qui pourrit dans un recoin de mon cortex.
Dès le lendemain, l’idée même de fatalité perd de son emprise. Je reste cet animal pris au piège, mais l’animal sait désormais que quelque part se trouve une issue. Cette certitude-là change tout, elle s’inscrit en vous avec la même ténacité que la peur. Elle s’appelle l’espoir. L’espoir de rire à nouveau de bon cœur, de me sentir vivant, de remuer ciel et terre, de me projeter en patriarche de ma tribu, de vieillir le cœur en paix. Un beau matin, qui sait, je me lèverai en pensant à la journée qui s’annonce, j’écouterai la radio, j’irai au travail, et, vers midi, devant ma bavette frites, je me dirai, le premier surpris : Ah oui, tiens, j’ai tué un homme.
En mars 1970, je manque de m’évanouir dans la salle de bains quand j’entends sur RTL que le tueur de la rue des Cascades s’est constitué prisonnier. Sa photo est publiée dans le Parisien, un petit moustachu replet au regard de brute. En se livrant à la police, neuf ans après les faits, il a déclaré ne plus pouvoir vivre avec ce poids. Au siège de la Fagecom, à Villeneuve-le-Roi, les transistors restent allumés pendant la réunion des représentants. L’homme à la tête de coupable est un marginal au casier curieusement vierge si l’on en juge par ses déclarations hallucinées : cette fameuse nuit de juillet 61, il a tué de sang-froid, sans mobile particulier, commandé par une force qui le dépassait. Le Meurtre de la rue des Cascades a été le premier d’une liste de cinq autres, tout aussi réussis. Le moment venu, il donnera l’emplacement des corps. Il ne regrette rien et ne demande aucune clémence.
Le soir même, il fait l’ouverture du journal télévisé. Ma femme l’admire presque de s’être livré de lui-même. Un comble ! Je sens dans son regard de la compassion pour cet usurpateur ! Comme s’il suffisait d’avoir une tête d’assassin ! Avec le bon éclairage, le bon angle, tout le monde a une tête d’assassin ! Le gros du travail n’est pas là ! J’ai envie de crier au monde son imposture. Je me sens dépossédé. JE suis le tueur de la rue des Cascades ! Ce meurtre, c’est moi ! Ce mystère est le mien ! Je suis détenteur d’un secret qu’un peuple entier voudrait percer. Si vous saviez, vous tous, que je fais partie du patrimoine ! Ce fumier vous raconte n’importe quoi, ne l’entendez-vous pas ? Il ne sait rien de cette souffrance que porte en lui l’homme qui a tué ! Il n’a rien fait pour se draper dans l’ombre sépulcrale du faucheur ! Tartuffe ! Mystificateur ! Le Meurtre de la rue des Cascades m’appartient, fumiste ! Chaque matin je me suis réveillé le ventre déchiré, chaque soir je me suis couché en pleurs, et tu voudrais me déposséder de tout ce que j’ai enduré ?
Je suis soulagé quand on annonce que le suspect a été relâché. La police a fini par me donner raison, ce pauvre type était fasciné par le Meurtre de la rue des Cascades depuis le premier jour, et en être l’auteur aurait donné un sens à sa vie. Mais n’est pas ce tueur légendaire qui veut ; l’usurpateur n’a pas su répondre aux questions pièges dont seuls les flics — et moi — avons les réponses. Pourtant, ce pourri-là fait école. Depuis, on compte, par an, une moyenne de trois prétendants au titre. Des fous, des désespérés, des obsessionnels, des fétichistes, tous ont une triste raison de vouloir me voler mon affaire mais, Dieu soit loué, personne ne passe les éliminatoires.
Un dimanche de l’été 76, en pleine canicule, je nous revois, ma petite famille et moi, remonter l’avenue des Champs-Elysées, un esquimau à la main. J’ai pourtant tout fait pour les laisser à la maison, mais quoi de plus suspect pour un père que d’aller au cinéma seul ? Devant les affiches, je lorgne vers un film policier, trop violent pour notre fils, dis-je. Mais le gosse veut à tout prix me suivre et, contre toute attente, sa mère ne s’y oppose pas. Je me retiens de leur crier : Tous les deux, je vous aime par-delà l’entendement, mais si vous pouviez, juste deux heures durant, me foutre la paix ! Je tente un dernier argument, qui porte : la salle où l’on projette mon film n’est pas climatisée. Ils s’en vont voir une comédie, et je prends mon ticket pour Meurtres en cascades, tiré du roman paru naguère.
Des toits à perte de vue, un désert d’ardoises. Une antenne plantée là, comme un cactus. Deux ombres se découpent dans la nuit, deux hommes hagards, convulsifs. L’un vitupère, l’autre s’épouvante. S’engage un duel sous la lune dont personne ne peut deviner l’issue. La mort attend, six étages plus bas, l’un des deux. La scène, fascinante, réveille en moi des pulsions irrésistibles, elle restitue un point essentiel : l’émergence subite d’une haine qui submerge deux êtres venant de se jurer une amitié éternelle. Un grain de sable a fait tourner la machine à l’envers, un rien, un regard, un silence mal interprété, un coup de fatigue, une gorgée de trop, mais plus question de revenir en arrière : le vaincu perdra tout.
À la suite de ce traumatisme, l’assassin d’un soir vire au psychopathe qui veut reproduire son crime. La puissance de cette première séquence ne se retrouvera plus, je redeviens un simple spectateur, curieux de détails sans importance quand apparaît le monstre ; on le voit se nourrir, se vêtir, se comporter en société : il est mon contraire en tout.
L’acteur qui jouait mon rôle n’a pas connu de carrière notable. Je l’ai revu il y a peu dans une publicité pour un fixateur d’appareil dentaire.