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En 1979, j’ai quarante-six ans, et l’on a beau m’expliquer que c’est la fleur de l’âge, que je n’en suis qu’à la moitié du parcours, que j’ai une forme de jeune homme, que je gagne en maturité sans perdre en tonus, personne ne se doute qu’en réalité je suis vieux d’un millénaire. C’est comme si Caïn m’avait passé le flambeau depuis la nuit des temps pour représenter la grande communauté de ceux qui ont transgressé la loi suprême. Personne n’imagine la quantité d’énergie que me demande encore le Meurtre de la rue des Cascades. La dissimulation m’a usé, l’angoisse m’a couturé de l’intérieur, je me débats dans un questionnement éternel, je suis une énigme séculaire. Ceux qui ont tué pour défendre leur pays sont des héros, ceux qui ont tué pour se sauver eux-mêmes sont des rescapés, ceux qui ont tué par obéissance à une force impérieuse sont des irresponsables, ceux qui ont tué au nom d’une utopie sont des idéalistes, ceux qui ont tué par appât du gain sont des hors-la-loi, ceux qui ont tué par amour sont des passionnels. Pour mon grand malheur, aucune de ces catégories ne saurait m’accueillir dans ses rangs. J’aurais beau supplier petits et grands assassins de notre siècle, aucun ne tirerait la plus petite gloire à poser à mes côtés. Je n’ai pas tué de peur qu’un ivrogne me foute par terre, je n’ai pas tué pour 57 francs, je n’ai pas tué parce que la pleine lune m’a transformé en loup : j’ai tué pour rien, et ce rien m’a exténué. Dix-huit ans après les faits, je n’ai toujours pas su faire le deuil de ma victime. Et pourtant, à l’aube de cette décennie 80, la justice des hommes m’en donne le droit.

Car les hommes ont inventé l’oubli légal, une judicieuse façon de métaboliser la faute. Qui saura d’où vient la clémence des messieurs au col d’hermine ? J’apprends devant mon poste de télévision que j’ai désormais droit à ce qu’on me foute la paix. Le 11 avril 1979, une émission aujourd’hui disparue, « Les Dossiers de l’écran », consacre une soirée au Meurtre de la rue des Cascades. Après la diffusion du film sorti en salles quelques années plus tôt, on réunit sur un plateau divers intervenants, flics chargés de l’enquête, chroniqueurs judiciaires, et même un ancien concierge qui donne à ce bel aréopage un peu de vécu. Plusieurs millions de téléspectateurs attendent un scoop qui ne viendra jamais, excepté pour moi. Le commissaire de police qui résume toute l’affaire conclut en disant que l’enquête a duré huit ans avant que l’on y mette un terme en 1969, faute d’élément nouveau. Si l’on prend en compte les dix années révolues qui ont suivi, le Meurtre de la rue des Cascades fait officiellement l’objet d’une prescription.

Je suis libre.

La meute ne peut plus m’attendre au coin du bois. J’ai le droit de le crier sur les toits ! Oui, je peux à nouveau me promener sur les toits de Paris et m’y soûler la gueule ! J’apprends, dans mon fauteuil, que l’impunité existe bel et bien. Je n’irai pas en prison. Jamais. Si je m’écoutais, je foncerais en taxi rejoindre le plateau télé, y faire une entrée fracassante devant des millions de téléspectateurs, attirer toutes les caméras à moi, narguer le préfet de police, me présenter comme la clé du mystère, l’auteur en personne du fameux meurtre. Devenir, le temps d’une minute, l’homme le plus exposé de France, après avoir été le plus traqué, le plus effacé, le plus honni, le plus misérable. Me laver de ces années de ténèbres dans cette bourrasque de lumière.

Ma femme, qui tricote un chandail, jette alors un œil sur l’écran et gronde :

— Encore un salaud qui s’en tire bien.

Mon petit rêve de gloriole s’effondre. Je garderai donc ma joie pour moi. Moi qui si longtemps ai gardé ma peur.

La vie reprend son cours, mais le Meurtre de la rue des Cascades vient de changer de statut, il entre désormais dans la catégorie des affaires non élucidées. Une consécration. Mon assassinat entre à l’Académie, c’est devenu un classique, un jour on l’étudiera en Sorbonne. Classer une affaire d’une telle envergure lui donne un regain d’intérêt médiatique car vient planer à nouveau l’ombre de la raison d’État. Comment un meurtre qui a passionné les Français, où se mêlaient à la fois la pègre et le show-business, n’a-t-il jamais trouvé de coupable, sinon par un verrouillage qui venait de très haut ? On soupçonne une collusion entre la pègre et le gouvernement de l’époque, un chantage pour affaires de mœurs, des dessous qui nous dépassent, une maîtresse déchirée entre pouvoir et mafia, un exécuteur qui prend l’escalier de service de l’Histoire.

Je porte seul toute la vérité. Le poids de la culpabilité me semblait moins lourd.

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Le Meurtre de la rue des Cascades fait à nouveau parler de lui en 1988. La « séquence ADN » est désormais utilisée pour toute procédure judiciaire. Mon fils m’explique que la moindre trace laissée par un corps — sueur, cheveux, salive, larme, poussière d’épiderme — permet d’identifier de façon formelle un coupable. Pour illustrer ce grand pas de la science au service de la justice, il prend l’exemple du fameux meurtre. Mais si, souviens-toi, papa… Il me rappelle que sur la scène de crime a été trouvée une bouteille d’eau-de-vie qui, vingt-sept ans plus tard, peut encore fournir une signature. Il me confirme que dans les temps futurs on constituera une gigantesque banque de données qui stockera l’ADN de millions d’individus. Remonter jusqu’aux coupables deviendra un jeu d’enfant. J’imagine que si ce grand annuaire des malfaisants existe un jour, je n’y figurerai pas. Comment mon nom pourrait-il côtoyer celui du délinquant de base, du truand à la petite semaine, du tueur ordinaire ? Si l’on me référencie, c’est dans le who’s who de la canaille, le bottin mondain du crime.

Resterai-je l’auteur du dernier meurtre non résolu ?

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Plus les années passent, plus ma femme se vante de vivre auprès du plus doux des hommes, au point de me gêner devant des tiers. Pas une seule fois je ne l’ai entendu hausser le ton, dit-elle, il est tendre comme une femme, affectueux comme un enfant. Chacune de ses copines dit lui envier son trésor de mari, patient, aimable, un charme. À la longue, j’ai compris comment j’étais devenu cet être délicieux. Si l’on part du principe que tout individu dispose d’un stock limité de sentiments hostiles, il est clair que toute mon agressivité, toute ma hargne, toute ma mauvaise foi, toute ma noirceur, toute ma malveillance, toute ma rudesse ont été évacuées d’un seul coup, et pour toujours, en écrasant les doigts d’un type qui s’accrochait à la vie.

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Je vieillis mais le Meurtre de la rue des Cascades ne prend pas une ride. Quand les criminologues cessent de s’y intéresser, les docteurs en sciences humaines s’en emparent. Ils y voient le symptôme avant-coureur du cynisme généralisé dont souffre aujourd’hui l’époque. Les symboles sont irrésistibles : la victime est issue du peuple, c’est un laissé-pourcompte, un oublié qui dégringole dans tous les sens du terme. Le gangster représente ce deuxième pouvoir, qui sévit au mépris des lois et qui échappe aux forces de l’ordre. Et naturellement, il y a le sexe, au centre de tout, le sexe mêlé de strass, que demander de mieux ? Reste la grande absente, la justice en personne, censée à la fois nous protéger et nous intimider. À moins qu’elle n’ait eu à protéger, cette fois, des intérêts supérieurs que l’homme de la rue n’a pas à connaître.

La combinaison des quatre offre toutes les figures idéologiques imaginables.

Ces théories, dont je ne saurais dire si elles ont un quelconque fondement, m’empêchent d’oublier le Meurtre de la rue des Cascades. Il ne me tourmente plus mais je le porte en moi comme un organe mort, impossible à opérer, un appendice, ni bénin ni malin, qui pourrira avec le reste. Même la vision récurrente des phalanges écrasées sous ma semelle a disparu. J’ai fini par la classer dans les images d’archives, celles dans lesquelles on douterait presque d’avoir été présent puisqu’on est celui qui a fait le film.