Les étapes de ma petite vie de salarié se succèdent, toutes prévisibles, toutes dûment franchies — ce que d’autres, plus méritants, appellent une carrière. Jusqu’à ce jour où, devant une cinquantaine d’invités, mes chefs me souhaitent une bonne retraite. Ce simple événement, censé représenter un accomplissement dans la vie de l’homme de la rue, prend toute son ironie si on le compare à un autre, survenu la même année — quoique le mot ironie ne veuille plus dire grand-chose à mes yeux depuis cette fameuse nuit du 17 juillet 1961 ; ma vie ressemble à une anthologie de l’ironie, un traité exhaustif de l’ironie, un monument érigé en son honneur. Peu après ma petite cérémonie d’adieu au monde du travail, sort sur les écrans un film américain qui va, à sa manière, rendre le Meurtre de la rue des Cascades universel. Librement inspiré du film français sorti vingt ans plus tôt, celui-là est une machine de guerre hollywoodienne, avec stars et budget pharaonique (quand je repense à ce défunt salaud qui portait une ceinture en carton bouilli retenant un pantalon en guenilles, quand je revois sa chambre de bonne miteuse, et moi, gémissant après mes 57 francs… ironie toujours). L’intrigue, complexe, mêle habilement les petites destinées individuelles et les enjeux internationaux, il y est question d’espionnage et de guerre contre les puissances du mal. L’acteur qui joue mon rôle a jadis gagné un oscar pour avoir incarné un boxeur célèbre, mais il a aussi joué un chef de clan mafieux, le président des États-Unis et un dieu grec qui retourne sur Terre. Il sera désormais, aux yeux du monde, le tueur de la rue des Cascades. Et moi, au milieu d’une salle obscure perdue dans une ville nouvelle, je suis ébloui par ce géant qui m’apporte sans le savoir un apogée. Que je suis petit, enfoncé dans mon siège, insignifiant, dérisoire. Je comprends alors, dans ce siècle finissant, que seul le cinéma sait désormais inscrire les légendes dans nos mémoires. Un saint homme est condamné à disparaître si sa gloire reste contenue dans quelque grimoire. Mais un scélérat va entrer dans l’Histoire pour peu que la lanterne magique ait pris la peine de l’éclairer. Nos enfants se souviendront de Jeanne d’Arc parce qu’une célèbre actrice lui a prêté ses traits et qu’une de ses batailles a été tournée en scope. Comme ils se souviendront désormais du tueur de la rue des Cascades. J’entre officiellement au Panthéon des criminels, aux côtés des Lacenaire, Jack l’Éventreur, Landru et Al Capone.
Hier nous avons porté en terre celle qui chaque matin s’est blottie contre moi en remerciant le Ciel que j’existe. Il est temps que le monde apprenne, lui aussi, que j’existe.
Pourtant, en prenant le chemin du commissariat, mille fois imaginé, en répétant une confession mille fois réécrite, le doute m’envahit.
Ai-je le droit de donner à ce tueur mythique mon visage ridé de grabataire ? Qui a envie d’entendre la ridicule histoire de deux ivrognes qui dérapent sur des ardoises ? Après tout, rien ne me dit que je serai à la hauteur du Meurtre de la rue des Cascades. Il est tout ce que je ne suis pas, romanesque, prestigieux, immortel. Que peut l’homme de la rue face à la légende, sinon lui ôter une part de rêve ? Pour qui est-ce que je me prends, bon Dieu ! Le chef-d’œuvre dépassera à jamais son créateur. Le monde entier connaît le rayonnement de la statue de la Liberté, mais qui se souvient du nom de Bartholdi ?
Tout à coup je me demande si ce besoin de me rendre n’est pas une façon détournée de me venger de lui ? Lui qui m’a tant fait souffrir. Lui à qui j’ai dédié toute mon existence.
J’aperçois l’antenne de police, à l’angle. Il est encore temps de rebrousser chemin.
Si je passe la porte du commissariat, le reste de ma vie lui sera encore dédié. Je deviendrai un objet de curiosité planétaire. Traqué non plus par la justice mais par ces spécialistes, docteurs en tout, analystes, exégètes, éditorialistes que j’ai tant honnis. On ne me laissera plus en paix jusqu’à mon dernier souffle. Je vais devoir quitter mon quartier, mes habitudes de petit vieux. En ai-je encore la force ?
Mon regard s’arrête sur chacun des passants que je croise. Des anonymes. Mes semblables. Quitter ce monde-là sera sans doute une funeste erreur. Pourquoi ne pas rentrer sagement à la maison pour affronter mon veuvage, prétendre lui survivre ?
Tout à coup l’homme de la rue se sent bien seul devant pareille décision.
Lentement, je me remets en marche, mais au lieu de faire demi-tour, mes pas prennent le chemin de la consécration. Tant d’années plus tard, plus personne ne verra en moi le coupable. Je vais être fêté, reconnu, admiré ! Mon fils va me regarder autrement. Incarner un assassin de légende, ça a quand même plus de gueule que de construire un barrage ou de rouler en cabriolet.
Je fais un signe de tête au planton, entre dans le commissariat, théâtre des petites tragédies ordinaires, embrouilles de quartier, mains courantes. Goûtez à ces dernières secondes de calme avant la tempête, messieurs les agents, car dans moins d’une heure vous allez être assiégés par toutes les télés du pays.
Parmi les trois types en bleu, je choisis le plus modeste, le plus discret, le moins gâté physiquement, celui qui a une gueule de brave gars qui s’ignore. Un gars qui, débarrassé de sa casquette et de sa matraque, est un homme de la rue comme un autre. J’ai envie de lui faire un cadeau, de le distinguer. Désormais, il sera l’homme qui a arrêté le tueur de la rue des Cascades.
Un gradé, au Quai des Orfèvres, prendra vite sa relève. Le préfet en personne donnera une conférence de presse. L’ADN va établir de façon certaine que, ce soir-là, j’étais sur ce toit. Mais je ne résisterai pas à l’envie de sacrifier à la tradition en répondant aux deux questions auxquelles personne n’a su répondre. Que contenait la bouteille ? De l’alcool de mirabelle. Que lisait-on sur l’étiquette ? Elle était minuscule, on y distinguait à peine le chiffre 59, l’année de distillation.
Je ne suis plus très sûr d’avoir vécu cette petite vie de vendeur d’outillage qui cultivait son carré de jardin auprès de sa douce épouse. Je crois au contraire que, toutes ces années, j’ai été ce tueur mystérieux que la police recherche, que la foule rêve de lyncher. Chaque matin je me suis levé, persuadé de vivre mes dernières heures de liberté, et chaque soir je me suis couché en pensant très fort : Encore une journée de gagnée. Chaque fois qu’un type m’a écrasé le pied dans le métro, j’ai été sur le point de lui dire qu’il s’attirait les foudres d’un tueur mystérieux qui a épouvanté le pays.
Ma cavale aura duré un demi-siècle.
— Bonjour monsieur l’agent. Je viens signaler un meurtre.
L’origine des fonds
à Hugues
L’argent, l’argent, l’argent.
L’homme dont il est question ici en gagnait bien plus qu’il n’en dépensait. Concevoir, élaborer, fabriquer lui procurait toutes sortes de satisfactions. Consommer, aucune. Issu d’un milieu modeste, il trouvait parfois indécent de se voir payer de telles sommes pour le si doux effort que lui dictait son talent. Souvent il s’interrogeait sur l’aptitude de ses contemporains à convertir en plaisir le fruit de leur travail, toujours en avance d’un désir, doués d’une imagination sans limite dès qu’il s’agissait de posséder ou de jouir. Et peu importait si ce désir s’estompait à peine l’objet acquis, il en surgissait un autre qui déjà justifiait tant de sacrifices à venir. Mais cet homme-là obéissait à une tout autre logique : quand, après des mois de labeur, épuisé mais satisfait du devoir accompli, il décidait de s’accorder une faveur, il se projetait au bord d’une eau turquoise, affalé dans un transat, et s’y ennuyait dans l’instant. Puis il se voyait inviter quelques amis autour d’une table étoilée, qu’il décommandait aussi vite. Enfin, il se mettait en quête d’un bien matériel, un petit bonheur palpable, une folie, une voiture de sport, une statuette. Mais, n’ayant ni le permis de conduire, ni le moindre goût pour un art autre que le sien, il se laissait happer par le sommeil sans joie de l’homme qui ne rêve plus à rien. Ces nuits-là il se réveillait agité, hésitait entre un somnifère et un verre de whisky, renonçait aux deux pour se débrouiller seul avec une angoisse si prévisible : son inconscient le rappelait à l’ordre. Te voilà désinvesti, libre comme l’air. Tu penses pouvoir t’accorder un peu de bon temps ? Tu imagines avoir droit à ta part de bien-être ? N’oublie pas que je suis là, je veille. Si tu t’avises d’en prendre à ton aise, je ne te louperai pas. Du tréfonds, du siège même de tous ses tourments, on lui répétait le danger d’avancer à découvert et non plus protégé par la délicate obsession de la belle ouvrage.