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Habitué depuis le plus jeune âge à obéir à cette sommation, il se pelotonnait sous les couvertures, tentant de calmer le dragon par la raison, faute d’avoir su l’apprivoiser. Alors s’accomplissait un véritable miracle. Le malheureux se sentait visité par une idée, une trouvaille, une épiphanie, qui pouvait se révéler, pourvu qu’elle résiste à cette nuit de veille, la toute première pierre d’un gigantesque édifice. Et dès le lever du jour, il se remettait au travail.

Riche, il l’était certes, mais combien il avait payé cher cet argent-là.

Il avait confié la gestion de ses biens à un ami rompu aux jeux de la finance. À la fois audacieux, vigilant, et fier de rendre ses proches plus riches encore. Pour ceux qui les connaissaient, leur duo ressemblait à une variation dévoyée, mais ô combien réjouissante, de La cigale et la fourmi. Dans cette version-là, c’était la cigale qui priait la fourmi de disposer de ses biens, et c’était la fourmi qui encourageait la cigale à profiter de l’existence. La cigale ayant gagné gros, se trouva fort dépourvue quand la cinquantaine fut venue. « Tu vas mourir riche faute d’avoir vécu », lui dit la fourmi sa copine. Mais la cigale au cœur sans joie, sans héritier ni ayant droit, remplissait tous ses greniers, et se remettait à chanter.

La confiance de l’artiste en son comptable était telle que s’il lui avait conseillé d’investir dans la caillasse et le chiendent, ou s’il lui avait fait passer des billets de Monopoly pour de l’argent réel, l’artiste y aurait cru sur parole. Et en vingt ans d’amitié, il allait pour la première fois remettre en question un interdit de son comptable, comme s’il avait voulu à tout prix créer une exception pour connaître la joie de confirmer la règle.

Ce matin-là, l’artiste demanda à son chauffeur de le déposer, loin de leurs circuits habituels, dans une banlieue austère et introuvable, perdue entre une forêt et un aéroport. Dans cette ville nouvelle sans âme, ils cherchèrent longtemps une ruelle où, face au seul bistrot à la ronde, se tenait la succursale d’une petite banque de quartier.

— Je vous laisse devant, monsieur ? Je veux dire… seul ?

Le chauffeur savait combien son patron redoutait de faire le moindre pas hors de sa présence. Le plus souvent, il le déposait à des adresses où un portier prenait le relais, où un comité d’accueil s’empressait de le guider. Mais pour la première fois depuis longtemps, l’artiste n’était pas attendu. Livré à lui-même, il s’aventurait maintenant en terre inconnue. N’ayant pas mis les pieds depuis plus de vingt-cinq ans dans un établissement comportant un guichet, il s’étonna que l’automate ait à ce point remplacé l’humain. Mal à l’aise, tenté de rebrousser chemin, il se hasarda vers un box, où une jeune femme lui indiqua la marche à suivre pour ouvrir un compte.

— Vous laissez combien, comme somme de dépôt ?

— À vrai dire, je n’en ai aucune idée. Un million d’euros ?

Devant le regard troublé de l’employée, il se sentit pris en faute et ajouta :

— Alors disons… deux ?

Aguerrie, la fille aurait su quoi répondre à un chômeur aux abois, à une lycéenne écervelée, à une divorcée sur le carreau, à un retraité sans retraite, à un apprenti boursicoteur. Mais devant cet inconnu elle resta sans voix, persuadée qu’il s’agissait d’une blague ou, pire, d’une tentative d’escroquerie. Une seule personne dans l’agence était habilitée à recevoir les farfelus et autres gangsters : le directeur.

Mais le directeur avait ce matin-là bien d’autres préoccupations en tête ; soucieux depuis le réveil, il attendait le coup de fil de sa fille après l’affichage des résultats du baccalauréat. Toute la maisonnée avait vécu au rythme des révisions, tous l’avaient aidée, rassurée ou motivée comme ils avaient pu, mais le plus concerné avait été le père, pour qui ce bac n’était pas une clé d’entrée pour où que ce soit, mais juste un niveau 0, le tout premier pas d’une carrière. Il aurait tant voulu que sa fille passe cette étape, certes symbolique, mais si encourageante pour qui veut poursuivre. Il aurait donné n’importe quoi pour lui faire quitter l’inertie de sa génération, lui donner le goût de l’effort en ce monde où il fallait batailler sans relâche. Tant de fois, il avait essayé de lui faire profiter de son expérience dans la banque, qu’il voyait comme un poste d’observation où l’espèce humaine se révèle vraiment, dans son rapport à l’argent. Il en avait tant vu, qui promettaient mais cessaient de lutter, qui refusaient de comprendre comment tourne la machine, qui préféraient la misère au labeur, qui se laissaient entièrement gouverner par le principe de plaisir sans jamais se soucier du principe de réalité. Il voulait aider sa fille à éviter les pièges dans lesquels ils se précipitaient tous, se pensant à l’abri dans une société où vivre au-dessus de ses moyens était la marque des vainqueurs. En dépit de réelles capacités, la petite était en proie aux sollicitations de son époque, sans cesse à l’affût d’une vie relationnelle, bien plus préoccupée des intrigues de son entourage que de son propre parcours. Combien d’efforts avait-il fournis, lui, le père aimant, pour comprendre le monde des adolescents, si énigmatique. Combien de fois s’était-il remis en question — trop permissif ? pas assez ? — , hanté par l’angoisse de commettre une erreur, de traumatiser la petite sans le savoir. Une seule certitude dans cette abondance de doutes : il l’accompagnerait jusqu’à ce qu’elle se débrouille seule, et s’il le fallait, tout au long de sa vie. Le chemin serait parsemé d’embûches, de détours et d’étapes apparemment inutiles. La toute première, c’était ce bac.

Il dut cependant recevoir, sans rendez-vous, cet inconnu qui en exhibant sa fortune cachait forcément une embrouille. Le directeur le savait mieux que personne : on ne plaçait pas deux millions d’euros dans sa banque. Car sa banque était celle des précaires anonymes, des abonnés à la colonne débit, des petits couples qui en prennent pour vingt ans, des salariés toujours un peu dans le rouge, des rabiots à 2 %, des fins de mois qui commencent le 10. Une banque qui sait dire non avec le sourire mais qui n’aime rien tant que prêter aux riches, une banque où chacun pouvait gérer sa petite crise individuelle à l’abri des grandes. Du reste, aurait-il préféré travailler dans une banque de riches et vivre au rythme des places boursières ? S’endormir au son du Nikkei, se réveiller au cri du CAC 40, parler couramment le Dow Jones ? Cesser de voir ses amis pour fréquenter des partenaires, préférer les croisières entre actionnaires aux vacances en famille, se compromettre en politique ? Il ne le saurait jamais, mais à voir la tête de cet égaré qui entrait maintenant dans son bureau, il se dit que les riches auraient réduit son espérance de vie bien plus vite que les pauvres.