Le banquier jaugea son homme à l’ancienne, comme son père le lui avait appris, en se fiant à deux critères : la poignée de main et les chaussures. Si l’état de la barbe et la vétusté des vêtements ne donnaient de nos jours aucune indication tangible sur l’éducation et le rang social d’un individu, les chaussures, et le soin qu’on leur portait, ne trompaient jamais. En plus de l’élégance, elles révélaient le bon sens, la fiabilité, le respect pour les matériaux nobles, le savoir-faire de l’artisan et, pour peu qu’elles soient cirées et lustrées, elles dénotaient le choix du long terme dans un monde où s’était imposée l’obsolescence. Dans le même registre, la poignée de main était l’indicateur suprême. Très peu d’individus savaient passer ce premier cap, devenu si machinal, si convenu, qu’il en perdait son sens originel. Dans sa carrière de banquier, il avait connu des poignées de main distantes, sans conviction, doublées d’un regard fuyant qui annonçait un échange dans la méfiance mutuelle. Certains mêmes cherchaient à l’éviter et s’ingéniaient à lui trouver un équivalent, une courbette, un papillonnage des doigts, un hochement de tête, une petite dérobade du torse. Rien que des tordus, des déviants ! En de très rares occasions, il avait croisé des hommes au regard limpide et droit, qui lui avaient serré la main avec une fermeté appelant sur-le-champ la concentration, l’attention à l’autre. Il avait appris à ne pas jouer au plus fin avec ceux-là, se gardant bien de les amadouer avec un sabir de financier, de brusquer une confiance qu’ils n’accorderaient qu’après la mise à l’épreuve.
L’homme aux deux millions d’euros portait des baskets élimées d’ancien jeune, et sa poignée de main, sans la moindre consistance, n’inspirait pas plus confiance que son entrée en matière :
— Tapez mon nom sur Internet, on va gagner du temps.
Pris de court, le directeur sourit à l’idée que cette époque où l’on jaugeait son homme à l’ancienne était bien révolue. Désormais il faudrait s’adapter à cette procédure-là, ne fréquenter les interlocuteurs que par écran interposé, comme le faisaient ses propres enfants avec leurs amis sur leurs réseaux sociaux. De fait, en tapant le nom du client sur un moteur de recherche, le banquier vit apparaître cent fois son visage. Malgré la multiplicité des ambiances, des cadrages, des lumières, on reconnaissait systématiquement son air triste, désemparé d’avoir à poser, d’être au centre, seul ou en groupe. Parmi cette étonnante mosaïque de portraits, l’œil du directeur fut attiré par un cliché en particulier, car si le visage de son client ne lui rappelait rien de connu, celui qui souriait à ses côtés lui fit battre le cœur.
— C’est… Bob Dylan, là ? Le vrai ?
— Le vrai.
Bien des années auparavant, le banquier avait été un jeune rebelle qui en serait venu aux mains si on lui avait dit qu’il ferait carrière dans la banque. Il aurait même éclaté de rire si on lui avait prédit qu’il se ferait un sang d’encre le jour du bac de sa fille. À cette époque-là, il écoutait en boucle un disque usé par les craquements, où la voix rocailleuse d’un poète l’invitait à bousculer l’ordre du monde.
— Le fait que vous vous arrêtiez sur cette photo prouve que nous avons sensiblement le même âge. Un autre aurait été attiré par celle juste en dessous.
Laquelle représentait son client, plus jeune, la cigarette au bec, auprès d’un autre poète.
— … Trenet ? Charles Trenet ?
Le banquier remonta encore le temps et, cette fois, il revit son bien-aimé père fredonner, que l’occasion fût triste ou joyeuse, des chansons de Trenet. À un mariage, il avait chanté Le soleil et la lune. À un enterrement, La folle complainte. Et son fils n’avait compris que bien plus tard toutes les tendresses et les fourberies que cachaient les paroles.
Charles Trenet, Bob Dylan, deux idoles, deux légendes et, au milieu, le même hurluberlu au visage triste qui aurait tout donné pour être ailleurs.
— Vous êtes musicien ?
— J’écris des chansons, paroles et musique, que je destine à des interprètes. Que vous ne me connaissiez pas n’a rien d’étonnant, personne ne connaît les noms ni les visages des auteurs-compositeurs qui ne se produisent pas sur scène. À vingt ans, j’ai presque forcé la porte de Trenet pour qu’il écoute mes maquettes. Il m’a servi de parrain, de passeur, c’est lui qui m’a présenté à tous les grands avec lesquels je rêvais de travailler. Dylan, c’est récent. Pour un groupe de folk rock, j’ai écrit tout un album en anglais qui s’est révélé une machine à tubes, dont un morceau intitulé : Back From the End, dont Bob a joué une reprise dans sa tournée de 2002.
— …
— Vous avez des enfants ?
— Oui, deux. Quinze et dix-huit.
— L’un des deux connaît sûrement les Verbatim, des petits gars d’Angers qui remplissent le Stade de France trois soirs de suite. J’écris aussi pour eux.
— Attendez une seconde… Ce sont bien eux qui chantent un truc avec Carpe Diem dans les paroles ?
— Carpe Noctem. Un million et demi de téléchargements sur YouTube.
— Jusque-là vous m’impressionniez, mais maintenant je suis sur le point de vous maudire. Mon cadet nous casse les oreilles avec ça depuis six mois, et quand je lui demande de baisser le son il me traite de vieux.
Le soir même, le banquier allait acquérir le statut de demi-dieu en annonçant à son petit dernier qu’il avait comme client l’auteur de Carpe Noctem. Un type de son âge, mais qui réunissait, à lui seul, un public de cinq ou six générations cumulées.
— D’habitude je suis bien plus discret sur mes activités. Vous n’allez pas me croire : je suis un gars modeste ! Mais je voulais nous épargner des présentations inutiles et vous prouver que j’étais solvable. J’ai travaillé trente ans sans relâche, j’ai gagné des fortunes que j’ai placées dans des paradis fiscaux. Aujourd’hui je me propose d’ouvrir un compte chez vous, et ce malgré les protestations de mon comptable.
— Vous auriez dû venir avec lui, j’aurais su le convaincre. Nous proposons des produits fiables dans un marché qui ne l’est pas.
Le banquier vit là le moment de placer, en rythme, riche de tournures bien tempérées, le couplet sur les performances de son groupe : un accord de spéculation, un contrepoint de fiscalité, un bémol de crise boursière. Il tenait là son solo et comptait bien le jouer jusqu’à la dernière note. Mais dès la toute première, son client avait déjà cessé de lui prêter attention comme on cesse d’écouter le récitatif d’un opéra en attendant l’aria. L’artiste refusait net d’entendre cette partition, la plus dissonante qui fût pour lui, et, afin de tromper l’ennui, il assembla quelques termes à peine sortis de la bouche du directeur, obligataire, option, ticket, valeur de l’unité, pour trousser une chansonnette sur les conseilleurs et les payeurs. Peu inspiré, il parvint tout juste à faire rimer forfaitaire libératoire avec planque tes sous dans une armoire, puis jeta le tout dans une corbeille, et sortit son chéquier pour couper la parole au banquier, parce que, après tout, il était venu pour qu’on l’écoute, pas l’inverse.