— Voici un chèque de deux millions d’euros, que vous gérerez comme vous l’entendrez.
— Votre impressionnante carrière parle pour vous. Mais, ne le prenez pas mal, c’est la procédure habituelle, je vais avoir besoin de connaître l’origine des fonds.
L’origine des fonds. Le parolier s’arrêta sur ces trois mots qui, pour peu qu’il les épingle dans son petit atelier, pouvaient, pour de bon, lui inspirer un tube.
— Je vais vous expliquer, et dans le détail, d’où vient cet argent. D’où il vient viscéralement. Mais avant de vous raconter l’histoire de cet argent-là, je vous demanderai de vous engager à ne pas m’interrompre.
D’un geste sec par-delà la cloison vitrée, le patron fit signe à sa secrétaire de ne plus le déranger. Je vous écoute, dit-il en se préparant à un aveu du ressort de la confidentialité bancaire. Tous ces types du show-biz avaient sans doute des choses à cacher, et leurs argentiers se devaient de les assister comme les hommes d’Église leurs pécheurs.
— Pour bien comprendre l’origine des fonds, je dois remonter à la nuit des temps. L’enfance et ses trésors d’innocence.
Au mot enfance, le banquier imagina les affaires alambiquées d’une grande famille française, avec en ligne de mire un héritage sanglant.
— … L’enfance qui fait de nous des êtres à jamais nostalgiques, inconsolables de tant d’exaltations, de découvertes et de conquêtes. Mes parents étaient, comme on les appelait à l’époque, des « Français moyens », des gens sans histoires, qui dans la fleur de l’âge se préparaient déjà une retraite paisible dans un pavillon au soleil. J’étais alors un petit garçon intrépide, celui qui s’octroie le rôle du Capitaine Fracasse, qui ose regarder sous les jupes des filles, qui chaparde des pommes, un vrai garnement, capable de tout mais pas méchant pour deux sous. Quand je repense au petit garçon vivant et courageux que j’étais, j’ai l’impression d’évoquer l’enfance d’un autre. Si vous saviez à quel point j’ai aimé mes toutes jeunes années…
Jusqu’où allait-il remonter ! Le banquier redoutait maintenant d’avoir affaire à un riche excentrique qui prend son banquier pour son psychanalyste et son psychanalyste pour son meilleur ami. Un de ces types qui travaillent la nuit et qui le jour s’amusent à perturber le bon fonctionnement du corps social. L’enfance ! Qui donc se souciait de l’enfance de ce fou, fût-il génial, et dût-il connaître le pape !
— Je me revois encore arpenter le quartier où je suis né, le nez au vent, les mains dans les poches, l’humeur aux bêtises, libre d’enfreindre les règles, de chercher l’aventure au coin de la rue, de me prendre pour un vengeur de bandes dessinées, de défier une bande rivale. Libre, oui, comme plus jamais je ne l’ai été.
Cette enfance-là pouvait durer des heures ! Et sa propre fille était, en ce moment même, en larmes, de joie ou de déception ! Il allait rater ce rendez-vous si symbolique, à cause de ce client à deux millions d’euros qui se payait le luxe d’avoir eu une enfance !
— Quand on repense à l’enfant qu’on a été, chacun de nous se souvient d’un moment de splendeur, un pur moment de triomphe qui rayonne encore dans notre cœur d’adulte, et c’est celui-là qui, peut-être, nous fera dire, à l’heure du dernier soupir, que la vie valait d’être vécue. Mais il y a aussi l’exact contraire, quand la disgrâce nous a frappé si vite, si fort, que nous vivrons à jamais avec la hantise qu’elle ne se reproduise en dépit de toutes les protections que nous avons su créer. Cherchez bien…
Nul besoin de chercher, ces deux moments-là resurgirent, intacts, dans la mémoire du banquier. Championnat intercommunal d’athlétisme, section minimes. Pas moyen de se qualifier pour la finale du 100 m, tant d’autres le grillent dès les starting-blocks. Mais, il en est le premier surpris, il saute les haies comme pas un ! D’instinct, il sait jeter sa jambe d’appel et rabattre l’autre simultanément, sans la plus petite hésitation, un don. Il emporte la finale du 110 m, en 17,06 secondes, un record qui ne sera battu que cinq ans plus tard. Ce jour-là il monte sur la plus haute marche du podium, devant sa famille, ses camarades, et même celle qu’il reluque depuis des mois sans savoir comment attirer son attention. Hormis la naissance de ses enfants, seul cet instant de bonheur lui tirait encore des larmes. Quant au pire souvenir, il s’agissait d’un dimanche où il avait étrenné un blouson en peau de chevreuil, acquis de haute lutte contre sa mère, qui l’avait jugé trop salissant, et surtout, trop cher. Le jeune homme avait paradé dans le quartier en prenant des poses de haut gradé, puis il s’était laissé entraîner dans des batailles de terrains vagues, avec embuscades dans la boue et bagarres dans les ronces. À la tombée du jour, de retour de guerre, le blouson fichu, il avait dû affronter le regard déçu et méprisant de son père. À sa condamnation muette, sans appel, il aurait préféré les coups et les sanctions. Quarante ans plus tard, ce seul regard avait effacé des milliers de sourires et d’embrassades paternelles.
L’artiste attendit une confidence qui ne vint pas. Mais après tout il se fichait bien des souvenirs du banquier.
— Dans mon cas, poursuivit-il, les deux sont arrivés, coup sur coup, le même matin d’automne, en classe de CM2. Avant toute chose, je précise que je n’étais pas un élève spécialement doué, quelle que soit la matière. Aussi bien en mathématiques qu’en français, je fournissais de précieux efforts pour ne pas perdre pied, soucieux d’atteindre le niveau juste suffisant pour ne jamais redoubler, et personne ne m’en demandait plus. Or, ce matin-là, je m’étais illustré en leçon de français, et bien malgré moi ! Comme aurait dit un joueur de poker : j’avais la main. Sans même avoir envie de jouer, les bonnes cartes vous arrivent miraculeusement, et on les abat, au petit bonheur, sans se douter qu’elles vont vous rapporter gros. Pour illustrer un cours sur les synonymes, l’institutrice nous propose un exercice qui consiste à reformuler de très courtes phrases de façon chaque fois différente et, malgré un vocabulaire limité, je me révèle imbattable à ce jeu, allant jusqu’à proposer quatre à cinq tournures quand chacun peine à en trouver une seule. L’institutrice s’étonne de me voir si rapide, si inventif, et me lance des défis que chaque fois je relève. Puis elle change d’exercice et nous lit un court texte en s’arrêtant parfois sur des mots qu’elle nous demande d’orthographier correctement. Je suis le seul à ne faire aucune faute sur requiem et symphonie, que je connais d’on ne sait où puisque personne à la maison n’écoute de musique classique ! Ma prestation aurait pu s’arrêter là, mais ça ne me suffit pas. Juste avant la sonnerie de la récréation, elle nous demande de réviser pour la prochaine fois un poème intitulé Le moulin de papier de Jacques Prévert, et contre toute attente je corrige son erreur : c’est un poème de Maurice Carême. Stupéfaite, elle éclate de rire, et m’octroie un 10, qui couronne un parcours sans faute. Dieu m’est témoin : j’ai depuis gagné toutes les récompenses possibles pour un auteur-compositeur, mes textes ont été acclamés sur scène par des publics de 100 000 personnes, mais aucun succès n’a jamais été aussi intense que ce matin où je me suis illustré devant toute la classe, rien qu’une heure durant, mais une heure de grâce absolue.
Le banquier trouvait bien pâle ce moment de grâce comparé au sien.