Le directeur n’imaginait plus, à ce stade du récit, interrompre son client et le raccompagner dans le hall en lui assurant que son argent était entre de bonnes mains. Ce salaud-là avait réussi à le prendre en otage dans son propre bureau comme l’aurait fait un homme armé et cagoulé. Honteux, il devait reconnaître que parfois il concédait aux riches une patience à laquelle les pauvres ne pouvaient prétendre.
— Une fois seul, j’ai pleuré sans plus rien retenir de mes sanglots, j’ai pleuré comme pleurent les nouveau-nés, précipités dans un monde chaotique dans lequel ils n’ont pas demandé à venir. J’ai pleuré toute la nuit durant, à bout de forces. À l’aube, j’ai pleuré de deuil, car une fois taries, ces larmes d’enfant seraient les toutes dernières : le gosse frondeur que j’avais été était mort pour de bon. De fait, je n’ai plus jamais pleuré depuis.
Le banquier songeait aux larmes que sa fille versait en ce moment même et se sentait coupable.
— C’est à mon réveil que l’autre douleur s’est installée. Un adulte qui sombre en dépression a au moins une fois entendu le mot, il en a vu sombrer d’autres avant lui, et il saura comment décrire son mal. Un enfant de dix ans, lui, cherche en vain un organe malade, bien caché à l’intérieur. Il se trouve happé dans une béance, il devient le réceptacle de toute l’angoisse de l’univers. Comme un esprit malfaisant s’empare d’une enveloppe charnelle, l’on se sent habité par une douleur sournoise, incernable, impossible à chasser malgré les efforts de tous les exorcistes. Aujourd’hui, pendant que je vous parle, le mal est toujours tapi au fond de moi, et il ne me quittera qu’au jour du Jugement dernier, et ce jour-là je dirai au Très-Haut, s’il y en a un, que mon purgatoire, je l’ai subi sur Terre, que j’ai payé avant même d’avoir péché, et ce jour-là j’aimerais que le Très-Haut en personne me foute la paix.
Le patron de l’agence se souvint tout à coup que l’homme qui le tenait prisonnier de ses confidences s’était présenté comme un parolier, et le terme prenait maintenant des définitions insoupçonnées. Parolier : terroriste doué de la parole. Ou nostalgique logorrheux. Ou névrosé bavard. D’ici à ce que l’homme-qui-a-tant-souffert-étant-petit ne devienne grand et riche, on avait le temps d’en trouver bien d’autres.
— La peur venait donc de s’installer en moi, et nous avions le reste de ma vie pour faire connaissance, nous livrer des combats, nous réconcilier aussi, mais j’y reviendrai plus tard. Pour le moment, je suis dans mon lit, cherchant une issue à cette terreur. D’un simple passage à tabac je me serais sans doute relevé, mais dans le cas présent j’avais été lynché comme un ennemi public, j’avais déclenché une hystérie collective, vengeresse, on avait vu en moi un objet de haine, et voilà bien ce qui différencie l’enfant de l’adulte : on ne hait pas un enfant jusqu’à vouloir l’écraser sous sa semelle, car s’il en réchappe, plus question de lui faire croire aux contes de fées, aux super héros, au merveilleux, aux tours de magie, au rire, aux grandes espérances, aux lapins blancs, au justicier masqué, à l’avenir, au réconfort d’une mère, au bras protecteur d’un père, à l’amitié, à la fraternité entre les peuples, à l’égalité dès la naissance, à la liberté d’être ce que l’on est. Il ne croira plus à rien et ne se sentira plus en sécurité nulle part. Les jours qui ont suivi, chaque fois qu’un de mes parents entrait dans ma chambre, je faisais semblant d’être absorbé par la lecture d’un roman pour justifier mon mutisme, ma pétrification, gardant le livre ouvert devant mes yeux, incapable d’identifier le moindre caractère, de m’accrocher à la moindre phrase. Le môme regorgeant d’énergie, l’inventeur du mouvement perpétuel, venait de découvrir l’immobilité. Celle des vieillards, des moines et des gisants. Allez savoir ce qu’ont subi les gens lents pour être aussi lents, et s’il s’agit du rythme naturel de la sagesse, allez savoir quel chemin tortueux les y a conduits. L’enfant silencieux est celui qui a perdu confiance. L’enfant contemplatif est celui qui ne désire plus être le centre du monde. L’enfant qui ne joue plus préfère à l’exaltation l’ennui.
Le banquier craignait maintenant que sa fille, elle aussi, ne perde confiance.
— Un matin tant redouté, il a bien fallu que je quitte mon aphasie pour retourner dans le monde des vivants, mais ce monde-là, en l’espace de huit jours, ne ressemblait plus en rien à celui que j’avais connu ; une apocalypse était passée par là et avait transformé ma petite rue pavillonnaire en une jungle de ruines. Le cartable à la main, j’ai avancé dans les décombres, me frayant un chemin dans un cimetière de pierres envahi par les corps des malheureux qui n’avaient pas eu le temps de fuir.
Le client s’interrompit, attendit une réaction, chercha le regard du banquier perdu dans ses pensées, lequel n’avait rien entendu sinon le mot décombres, sans aucune idée du contexte.
— … Ça a dû être terrible, hasarda-t-il, à peine sorti de son hébétude.
— Je voulais m’assurer que vous m’écoutiez !
Pris en faute, le banquier le pria de poursuivre.
— En fait, j’ai un souvenir précis de ma première sortie. Aussi étrange que cela puisse paraître, je me retrouvais dans la peau d’un prisonnier en cavale. J’ai rasé les murs de mon quartier pour ne pas être reconnu, j’ai emprunté les rues les moins fréquentées et, afin d’être le dernier à passer les grilles, j’ai attendu derrière un réverbère que disparaissent les groupes d’élèves qui patientaient devant l’école. En classe, je me suis comporté comme un coupable, et si je m’en souviens aussi précisément, c’est parce que, depuis, je vis toujours dans la hantise d’être pointé du doigt. Caché au fond de la salle, je me suis préparé à la plus terrible épreuve : affronter le regard de mes tourmenteurs. Toute victime redoute et recherche à la fois la confrontation avec son bourreau, et les raisons de s’infliger cette nouvelle torture sont complexes. Avant tout, il y a le besoin de chercher dans ses yeux ce qui nous reste de dignité ; on aimerait y lire la contrition, le regret d’être allé trop loin. On voudrait lui montrer qu’il ne fait plus peur, et qu’il n’est pas question de faire de nous un souffre-douleur. Mais il y a plus encore dans l’intensité de ce regard : on veut lui prouver que notre sens de l’honneur a été plus fort que le besoin de vengeance, et qu’on a tu notre douleur au monde.