Les juillettistes s’ennuient sur les plages et les aoûtiens piaffent de les remplacer. Le « Meurtre de la rue des Cascades » fait la une des journaux qui remplissent leurs colonnes de contre-enquêtes, de révélations. Dans les rues, les bistrots, les campings, tout le monde y va de sa version : le feuilleton de l’été passionne la France entière.
En 1961, le monde avance sans moi. À vingt-huit ans, je parviens à éviter à la fois la guerre d’Algérie et le progrès en marche. Je me crois jeune, je ne suis que fainéant. Je me prétends anarchiste mais me contente de fuir le monde du travail. Un cousin me prête une cabane au fond de son jardin, dans une banlieue ouvrière. Parfois il passe me dire qu’on embauche à l’usine mais je fais semblant de dormir. Le soir, je traîne entre Montparnasse et Montmartre à la recherche de tablées d’artistes, curieux de vérifier si cette bohème parisienne existe bel et bien ou s’il s’agit d’une image d’Épinal. Faute d’un talent qui m’autoriserait une posture, faute de posséder un charisme de salonnard, je ne m’insère dans aucun cercle et migre dans des quartiers populaires. Mais mon oisiveté ne m’attire que méfiance car les pauvres, prompts à repérer le parasite, devinent ma profonde aversion pour l’effort. Dès lors je continue de chercher ma place là où elle n’est pas. Quand je n’ai plus de quoi payer le prix de mes errances, je décroche une de ces pancartes qui, en cette ère d’expansion, peut éviter la misère à celui qui s’en donne la peine. 4 magasiniers demandés. On recherche garçon de salle. Journaliers, s’adresser ici. J’obéis alors au rythme naturel du travailleur : chaque matin ma main agrippe la barre du métro, chaque soir je m’écroule en priant pour que la nuit soit longue. Quand j’ai trois sous en poche, j’essaie d’attirer une dactylo derrière une nappe à carreaux pour la griser de kirs. Si elle s’esquive au moment du dessert, je me console en remontant vers Pigalle, bien décidé à éviter les pièges qui attendent l’homme ivre dans les rues chaudes de la capitale. J’en étais là, ce 17 juillet 1961, à cette heure de la nuit où les dieux de la perdition se montrent si aimables.
Car l’homme ivre tombera dans d’autres pièges que ceux auxquels il s’attend. Au lieu de me faire plumer dans une boîte de strip-tease, au lieu de sortir d’un hôtel borgne la queue entre les jambes, je me retrouve assis à vingt mètres de hauteur sur les tuiles rouges d’un immeuble, tout occupé à comparer mes petits malheurs avec ceux d’un parfait inconnu. J’ai pu, les jours suivants, malgré la grande aptitude de l’ivrogne à oublier les épisodes peu glorieux, reconstituer l’enchaînement de circonstances qui m’a conduit jusque-là. Mais quoi qu’il arrive, les raisons de se retrouver la nuit sur un toit, la bouteille à la main, sont rarement recevables.
Tout avait commencé dans un bistrot de la place Blanche où j’avais croisé le verre avec un bon à rien de mon espèce. Et quand deux types esseulés font connaissance à un comptoir, une sorte de théorème se vérifie toujours : quelle que soit l’entrée en matière, la météo, Brigitte Bardot ou la DS 21, on aboutira invariablement à cette chienne de vie qui n’épargne personne. Que le bavardage ait lieu aux antipodes ou au coin de la rue, il suivra toujours cette universelle progression qui va de l’anecdote à la terrible condition humaine. Dès lors, il est trop tard pour fuir : la fraternisation devient inévitable.
Au moment de l’addition, le bougre m’avoue n’avoir pas un sou et me propose de lui avancer l’argent puis de repasser chez lui afin de me rembourser. S’attend-il à un geste de solidarité — soûlographes de tous les pays, rincez-vous ! — ou s’agit-il d’une invitation à poursuivre ailleurs nos brillants échanges ? N’ayant pas l’ébriété généreuse, j’accepte sa proposition.
Depuis, ces 57 francs n’ont cessé de me hanter comme Judas ses trente deniers. 57 francs de l’époque, tout au Pernod puis au Byrrh. Certes quelques piliers de comptoir avaient réussi à s’inclure dans les tournées, mais nous avions bu à deux l’essentiel de ces 57 francs, autant dire trois jours de manutention dans une fabrique de meubles, trois jours de ma vie à bouffer de la sciure. Tout autre que moi, zigzaguant hors du bistrot, aurait lâché prise et serait rentré se coucher, mettant un terme à une belle camaraderie de pochards qui, sortis de leur gueule de bois, se seraient évités dans la rue. Mais cette idée funeste de récupérer ne serait-ce que la moitié de la somme vire à la profession de foi : l’ivrogne voit dans son obstination un symbole d’exigence, et dans sa mesquinerie l’expression de son amour-propre. Le pauvre gars prend mon opiniâtreté comme le gage de notre amitié naissante. Nous remontons le boulevard de la Chapelle comme deux assoiffés errant dans un désert de ténèbres.
Sur les hauteurs de Belleville, au 14 rue de l’Ermitage, son immeuble est croulant, désert, on n’y décèle aucune trace de vie, peut-être s’agit-il d’un squat voué à la démolition. Il nous faut enjamber de petits monticules de gravats avant d’atteindre, au sixième, une soupente qu’il éclaire en trifouillant un câble électrique : un matelas à même le sol, un réchaud, des conserves. Un endroit qui, à jeun, m’aurait fait fuir, comme il aurait fait fuir un égorgeur ou un huissier, mais fin soûl tant de vétusté m’apparaît comme le vrai cachet des combles parisiens. De sous un tabouret il tire une bouteille en verre dépoli, de la mirabelle artisanale, qu’il me propose d’aller vider sur le toit pour connaître l’ivresse des sommets, dit-il. Assis sur un tapis de tuiles encore chaudes, nous alternons gorgées de gnôle et bouffées de tabac gris, puis s’engage entre nous un concours de désespérance où chacun se veut le champion de la poisse. On revisite à la baisse notre belle jeunesse pour en faire un chemin de croix, on geint en canon, porte-parole de tous les crevards de la terre. Pendant qu’il fait rimer vagabond et moribond, je déclame ma vie comme une tragédie antique, je suis la scoumoune faite homme, ah ça non, rien ne m’a été épargné ! (Si j’avais su, ivre mort, suspendu à vingt mètres du sol, que je vivais là mes derniers instants d’insouciance. Ô jeunesse ennemie. C’est celui qui pense ne rien posséder qui a tout à perdre.) À ce jeu-là, le gars, bien meilleur que moi, parvient à rendre sa misère incandescente. Il s’agite, beugle, scande la cruauté du sort, convoque le destin en personne. L’esprit embrumé par cet alcool du diable, prêt à porter tous les malheurs du monde sur mes seules épaules, je me laisse gagner par les imprécations de mon hôte, son drame devient le mien. Ma sœur aime trop l’argent ! ressasse-t-il, Ma sœur aime trop l’argent ! Il ajoute fort peu de détails, tout semble contenu dans un même cri : Ma sœur aime trop l’argent ! Brûlant d’empathie, je le crois sur parole : y a-t-il pire malheur au monde qu’une sœur qui aime l’argent ? Moi qui n’ai eu que des frères, je n’ose imaginer combien j’aurais aimé cette sœur, et combien elle m’aurait meurtri si elle avait fait passer sa vénalité avant moi, ah ma sœur, ma petite sœur ! Après une énième gorgée, notre ivresse franchit son point de non-retour et, pendant qu’il soliloque sur sa maudite cadette, l’abattement me gagne, l’emporte sur ma compassion. En cherchant la force de regagner la terre ferme, une dernière révélation me saisit : les incantations de tous les poivrots de la terre sont autant de prières mystiques pour hâter, avant qu’ils ne meurent, une ère d’harmonie universelle.