Ah si seulement il taisait sa douleur dans mon monde à moi, se surprit à penser le banquier.
— Cet échange-là a eu lieu quelques heures plus tard, sur le chemin du réfectoire, en croisant le petit blondinet qui avait porté le premier coup. Sans paraître surpris, il m’a regardé de ses yeux éteints et a passé son chemin en apercevant, au loin, ses deux acolytes qui risquaient de vider le saladier de frites avant qu’il ne rejoigne la table. Je m’étais attendu au pire, mais ce dénouement-là allait bien au-delà : ils avaient oublié. Pendant que sur mon lit de souffrance je songeais à en finir, ces trois petites pourritures avaient vécu, et ri, et tenté de faire tenir en vol des avions en papier, ils s’étaient blottis contre leur mère, ils avaient joué avec leur père, ils avaient chapardé du chocolat, s’étaient empiffrés de frites, et surtout, ils avaient, sans le moindre effort, sans le moindre remords, effacé de leur mémoire leur joyeux acharnement à vouloir me détruire. Chez moi : un cataclysme. Chez eux : une minute de récréation dont ils ne garderaient pas le moindre souvenir.
Le banquier crut un instant qu’il s’agissait là d’un épilogue idéal. C’était une simple pause.
— Au soir de ce premier jour de rentrée, j’ai eu la tentation de croire que la vie avait repris son cours, et qu’après une bonne nuit de sommeil mon mal s’effacerait enfin. Mais au matin il me rongeait encore, et le jour suivant, et le jour suivant. Dorénavant, il me faudrait à la fois le subir et le dissimuler aux yeux de tous. Hors de question d’imposer à mes parents un fils malade, dégoûté de la vie, rangé dans la catégorie des neurasthéniques. J’allais vivre dans le secret, accablé par un fardeau impossible à partager. À l’âge dit ingrat, j’étais devenu, aux yeux de mes proches et de mes pairs, un gosse mélancolique, renfermé était le vocable le plus courant, et l’entendre prononcer par tous me prouvait que j’avais gagné la partie : j’avais su contenir le mal. Pour me préserver des menaces de l’extérieur, j’ai limité les sorties, ne me sentant à l’abri que dans ma chambre. À travers la fenêtre, j’entendais les enfants jouer dans la rue, parfois ils m’invitaient à les y rejoindre mais d’un signe de la main je leur faisais comprendre que j’avais bien trop à faire. Et bien vite les appels se sont tus… J’ai attendu les grandes vacances, comme si le vent du large allait emporter avec lui mes souffrances. Puis j’ai guetté l’adolescence et ses promesses de métamorphoses. Mais dans ce tout nouveau corps de petit homme, rien de ma mécanique obsessionnelle ne se calmait. À l’anniversaire de mes seize ans, mes parents, à l’inverse de tous les autres, ont voulu m’offrir un scooter pour m’inciter à sortir, étendre le champ de mes activités, rejoindre une bande d’amis. Mais à ce cadeau inespéré, j’ai préféré une guitare électrique, que j’imaginais comme le seul véhicule de mes voyages immobiles, celui qui me porterait vers de plus lointaines destinations.
Sur ce point, le banquier ne pouvait lui donner tort. Quel combat il avait fallu livrer avec sa chère enfant pour lui interdire le scooter dont elle rêvait. Pas question ! Trop dangereux ! Encore un sujet de conflit qu’ils avaient surmonté, péniblement, au bout d’un an ou deux. Pour effacer ce mauvais souvenir, le père avait décidé d’offrir à sa fille une Mini Cooper. En cas de réussite au bac, ce serait la récompense. En cas d’échec, la consolation. La voiture devait être livrée dans la semaine, avec une couleur lavande commandée tout exprès pour la petite.
— Tous les adolescents ont besoin de musique pour se construire, ils y voient des enjeux suprêmes, ils en parlent avec ardeur et gravité, comme plus tard ils parleront de politique. Pour moi, il s’agissait d’une thérapie, car je m’étais aperçu que durant ces jours entiers passés à grattouiller ma guitare, le mal me laissait en paix. J’avais mis en pratique un principe bien trop extravagant pour un garçon de mon âge : travailler jusqu’à l’épuisement pour se fuir soi-même. Il fallait me voir, courbé sur l’instrument, ma méthode de solfège sous les yeux, répétant le même accord des jours durant, jusqu’à ce que ma mère me supplie d’en trouver un autre. Durant ces longs mois d’apprentissage, j’ai compris que je serais toute ma vie un laborieux, un besogneux, et que la cigale en moi devrait tout à la fourmi qui l’invective. À peine rentré des cours, je me précipitais sur ma gratte et m’y écorchais les doigts, jusqu’à me laisser envahir par un délicieux relâchement attendu le jour durant. J’avais trouvé l’antidote qui allait me permettre de repousser mon espérance de vie. Une nouvelle année s’est écoulée. Et en classe de première, j’ai rencontré les Stricto Sangsues.
— … Les quoi ?
— Ce nom n’évoque rien à personne, et pour cause ! C’était le groupe de rock de mon lycée, disparu aussi vite qu’il s’était formé, et aujourd’hui, même ses membres fondateurs en ont oublié l’existence. Le bruit courait qu’ils cherchaient un guitariste. Après une audition calamiteuse, où j’ai joué le seul riff des Rolling Stones à ma portée, j’ai réussi à me faire adopter. Plus que ma virtuosité, toute relative, le personnage que je m’étais composé les a intrigués : le type sauvage et muet, si méfiant dès qu’il s’agit de tourner le coin de la rue, qui travaille son instrument sans cesse, et qui garde son manteau même en intérieur. Il est vrai que dans un hameau perdu j’aurais attiré les rumeurs, mais chez les Stricto Sangsues, toute bizarrerie était un gage de personnalité, une parfaite rock’n’roll attitude. Au fil des répétitions, et lassé d’entendre les inepties écrites par le chanteur — le genre qui fait rimer destin avec ça craint — je me suis lancé, sans savoir comment m’y prendre, dans l’écriture de deux ou trois titres. Je me revois demandant à mi-voix au vendeur de la papeterie un cahier de portées comme si j’achetais un magazine porno. Je me revois prier la prof de musique de m’initier aux délicats mystères de la double-croche. Je me revois truffer mes partitions d’annotations, comme jouer râpeux ou distorsion lunaire, là où Haendel se serait contenté d’un allegretto. Moi qui n’avais rien vécu, rien à raconter, j’avais eu la prétention de traduire en mots mon univers aux murs pelés, de suggérer par des notes ma lancinante détresse. Barricadé dans ce travail-là, je m’étais senti à l’abri, maître à bord. J’étais enfin chez moi, en sécurité. On dit que mélancolie et solitude sont les inspiratrices du poète ? J’avais trouvé mes compagnes d’une vie. Bien des années plus tard, un psychiatre plus malin qu’un autre a avancé sur ce point une hypothèse troublante ; je m’étais fait rosser pour m’être distingué dans un cours de lettres, et dès lors s’était opérée une association inconsciente : puisqu’on m’avait reproché, avec une telle violence, d’avoir su trouver les mots, j’allais, afin que ce traumatisme ne fût pas vécu en vain, en faire ma vie. En d’autres termes, mes tourmenteurs m’avaient montré la voie.