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Au mot psychiatre, son vis-à-vis faillit hurler une imprécation : Par pitié, je ne suis que banquier ! Je n’ai aucune formation pour écouter les dingues ! Vous souffrez sans doute d’un terrible manque de communication avec vos proches, si toutefois vous en avez ! Est-ce une raison pour venir chialer dans mon bureau ? Les banquiers sont pragmatiques, terre à terre, ils souffrent d’un grand manque de lyrisme, ils ne sont pas préparés à écouter la plainte du poète meurtri !

— Les Stricto Sangsues n’ont duré qu’un été, le temps de quelques concerts de quartier, d’envoyer une maquette à des maisons de disques. Aucune ne nous a encouragés à poursuivre, mais l’une d’elles a cherché à savoir qui détenait les droits des deux morceaux que nous avions enregistrés au fond d’un garage. Le reste s’est enchaîné très vite…

Oui, enchaînez ! Vite !

— Les Stricto Sangsues ne m’ont pas laissé le choix : si je cédais les titres, j’étais viré du groupe. À tout juste dix-huit ans, j’ai passé un accord avec une multinationale du disque, qui depuis m’a fait quantité de procès que j’ai tous gagnés. J’ai écrit un, puis deux titres, puis tout un album pour un chanteur analphabète qu’ils venaient de signer. J’ai gagné en six mois plus que mon père en dix ans de salariat. Inutile de préciser qu’il m’a laissé décider seul de la suite de mon avenir… Je me suis installé dans un petit studio à Paris, pas plus grand que ce bureau, pour y mener une existence de reclus sans avoir de comptes à rendre. Ah mon doux ermitage… il s’est imposé à moi comme le seul choix possible : travailler hors du monde en marche, à contresens. Les premiers temps je me suis forcé à sortir une fois par jour, pour faire une course, boire un café, histoire de correspondre à une illusion de normalité, pour très vite m’apercevoir que ce moment-là était le plus pénible de la journée, m’obligeant à braver mille dangers, me forçant à quitter ma concentration. Très étrangement, ce lieu me paraissait immense car j’y avais multiplié les postes de travail ; le coin bureau était réservé à l’écriture des paroles, avec mes dictionnaires ouverts, mes bouts de papiers griffonnés, mes crayons taillés jusqu’à ce qu’ils disparaissent. Dans mon lit, j’écrivais les mélodies ; j’avais disposé coussins et accoudoirs afin de caler mon lutrin et faciliter une position recroquevillée sur ma guitare. Et quand le temps le permettait, j’accédais par l’escalier de service à un toit-terrasse pour travailler à l’air libre. Combien de chansons, qui se sont retrouvées dans les juke-boxes de Hong Kong, dans les pubs irlandais, ont été créées sous le ciel de Paris… Sur dix titres composés, je n’en gardais qu’un, mais celui-là trouvait preneur — moins d’un mois plus tard, je l’entendais à la radio. Très vite, je me suis fait une place dans le milieu, qui lui aussi acceptait mes bizarreries. On parlait de moi comme de l’agoraphobe, le reclus, le sauvage. Certains pensaient que je n’étais qu’une rumeur. D’autres, pour en avoir le cœur net, me rendaient visite, et repartaient avec les partitions sous le bras. Si vous saviez le nombre de stars, de producteurs qui ont défilé dans mon gourbi du 81 rue de l’Arbre-Sec ! Tant que j’écrivais des tubes, que je remplissais les bacs, j’étais un artiste habité, un nouveau Cole Porter. Mais si par malheur le succès me quittait, je redevenais un pauvre malade mental qui croupit dans son trou.

Sur ce point je vous rassure : vous ÊTES un malade mental.

— J’ai travaillé dix-sept ans dans cette piaule. Dix-huit heures par jour sur l’établi, trois cent soixante-cinq jours par an. Trois sorties par semaine, le temps pour moi de fréquenter les marchands de thérapies, qui tous donnaient un nom différent à mon mal, qui tous savaient comment m’en défaire. Les plus sincères ne m’épargnaient pas : même si je parvenais à la maintenir à distance, mon angoisse ne me quitterait jamais. Tout jeune, j’ai admis cette fatalité et me suis débarrassé de l’idée d’être heureux. Certes, j’ai été tenté de gober quelques pilules, d’écluser quelques bouteilles. Mais les unes me laissaient dans une sorte de léthargie où mes notes ne s’accordaient plus, les autres me précipitaient dans une euphorie où mes vers perdaient pied. J’ai donc conclu un pacte avec mon mal : tant qu’il ne m’empêcherait pas de travailler, je le laisserais définir les limites de ma liberté.

L’homme assis en face de lui, résigné, sombrait maintenant dans une sorte de compassion pour son client. Sans doute s’agissait-il d’une variante aiguë du syndrome de Stockholm, quand l’otage, par un étrange effet d’empathie, est prêt à rallier la cause de son kidnappeur. Il avait maintenant envie de pleurer non plus sur son propre sort, mais sur celui de son client. Ce salaud-là allait finir par lui arracher des larmes. Il avait gagné.

— Sans que j’y prenne garde, je suis devenu riche. Riche au point de ne pas en prendre conscience. Je me doutais confusément que quelque part de l’argent s’accumulait, sans trop savoir où. Je continuais de tailler mes crayons jusqu’à la gomme, d’user la même guitare, si peu tenté par les pièges du parvenu, si peu enclin à vénérer les veaux d’or. Néanmoins, l’idée d’augmenter cette fortune me rassurait, persuadé qu’un jour je serais assez riche pour me construire une tour d’ivoire où je ferais venir le monde à moi sans avoir besoin d’aller à lui. J’ai fini par quitter la rue de l’Arbre-Sec pour louer à l’année une suite dans un luxueux hôtel près de la place de l’Étoile. J’y vis depuis douze ans, j’y ai fait installer un mini-studio d’enregistrement, et je n’en sors que pour sauter dans des avions qui me déposent dans d’autres palaces. J’y croise parfois des femmes, attirées par ma réputation d’anachorète. Elles se demandent quel sulfureux mystère m’entoure. Je leur entrouvre ma porte et joue le personnage qu’elles imaginent. L’ambiance se gâte au troisième matin, quand mon mal vient à nouveau me serrer le cœur et me pousse à m’isoler dans un bureau, avec guitare et partitions. Mes demoiselles de compagnie réalisent alors quel triste sire je suis : morose, silencieux, lent, appliqué comme un bon élève, sourd à toute distraction, et au final, prodigieux d’ennui. Quand j’en ressors, elles sont parties. De fait, je n’ai pas rencontré la femme de ma vie, mais quand parfois, dans un clip, ou un concert, je vois une chanteuse émerveiller les foules, je me dis que j’ai le privilège de connaître certaines modulations de sa voix que le public n’entendra jamais…

En voyant l’artiste ranger son chéquier, puis regarder l’heure, le banquier sentit que son calvaire s’achevait enfin.

— Et pour cette vie que tant d’autres m’envient car ils ne connaissent pas mon malheur, pour cette vie, tantôt misérable, tantôt exaltante, monsieur : je vous remercie.

— … ?

— Car cette vie-là, je vous la dois.

— … ?

— Souvenez-vous. Classe de CM2, école primaire Makarenko, L’Haÿ-les-Roses, dans le Val-de-Marne. L’institutrice s’appelait Mlle Garbarini. Vous m’avez sans doute oublié, mais pas notre chère Mlle Garbarini ?

— …

— Ce petit blond à face d’angelot, celui qui a sonné l’hallali, celui qui a ordonné de me saigner comme un animal, c’était vous.

— …

— Aucun souvenir, vraiment ?

— …

— Peu importe. Je vous confie ces deux millions d’euros. Démontrez-moi que vous possédez, après une vie entière passée derrière ce bureau, un savoir-faire. Prouvez-moi qu’un banquier aussi peut avoir du talent. Laissez s’exprimer l’artiste en vous.

Ils se quittèrent sur une poignée de main que le client voulut énergique, volontaire, accentuée par un regard rayonnant, vif, et déjà apaisé.