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Son chauffeur fut soulagé de le voir enfin réapparaître. Son patron s’engouffra dans la voiture et dit :

— Aujourd’hui, exceptionnellement, je crois que nous allons déjeuner dehors.

Le parfum des femmes

Ayant perdu le goût des continents lointains et des êtres qui les peuplent, je vis reclus dans un gigantesque appartement parisien, acquis du temps de ma splendeur. J’en ai condamné plusieurs pièces, l’une contenant soixante ans d’archives, dossiers, journaux, affiches, contrats, carnets de croquis, grimoires, qui empestent la paperasse fermentée et le carton moisi. Je laisse cette odeur-là en cadeau posthume à des parents éloignés qui s’imagineront y trouver une formule cabalistique monnayable au prix fort ; épuisés par des mois d’infructueuses recherches, il leur suffira d’une seule allumette pour embraser le bûcher du sorcier que je fus. Une autre contient mon bric-à-brac de cornues, tubes à essai, alambics et fioles, et là, ce n’est plus l’odeur que je redoute, mais la nostalgie.

Ayant appris à éviter leurs va-et-vient dans l’escalier, je parviens à ignorer mes voisins avec minutie, et c’est à ce prix que je supporte de me savoir encerclé par leurs existences. Mais quand parfois me prend l’envie saugrenue de renouer avec un peu de vie sociale, je m’installe au bistrot du coin, à l’affût d’une surprise que me feraient mes semblables, ceux qui s’agitent encore, se hâtent, s’impatientent. Étonnez-moi, bon Dieu, vous les vivants ! Sinon je vais croire que rien ne s’est passé depuis qu’on m’a mis sur la touche. Choquez-moi par vos nouvelles mœurs, indignez-moi par vos théories, chantez donc un air d’aujourd’hui, faites-moi goûter un breuvage à la mode, crachez en l’air, faites un scandale, propagez une rumeur, envoyez-moi me faire foutre ! Pourquoi s’imagine-t-on, chaque fois que l’on passe la porte d’un débit de boissons, y croiser le pittoresque et l’inattendu ? Sans doute est-ce la réminiscence d’une époque où ces endroits-là nous servaient d’annexe, de terrain de jeu, de refuge. Le lieu de tous les apprentissages, où amis et inconnus se côtoyaient jusqu’à se confondre, et où nous refaisions le monde, abandonnés à nos premières ivresses sans craindre le lendemain. Une fois les émois de la jeunesse passés, en voyageant pour les industries du luxe, j’ai fréquenté tous les zincs de la terre, car là, et là seulement, se révélait l’âme d’une civilisation. Aujourd’hui, devant un express dépourvu du moindre arôme, mais dont la chaleur réveille mes mains engourdies par l’arthrose et l’hiver, je prête l’oreille au brouhaha des bavardages sans y trouver de quoi tromper mon ennui. Et quand l’ennui s’installe, mon nez m’indique le chemin de la sortie, car il sait, bien avant ma pensée consciente, que je n’ai rien à faire là. Me parvient alors un assemblage d’odeurs contradictoires qui m’oblige à quitter les lieux : imprégnations de tabac, vapeur de vaisselle, pelage de berger allemand, javel, fromage grillé. Car si ma vue baisse, si mon ouïe me trahit, si la pulpe de mes doigts a tant perdu de son acuité, mon nez, lui, comme au premier jour, me guide et me tient en éveil comme un chien son flair, un chien n’ayant plus de dents à montrer, mais toujours capable de débusquer des traces invisibles.

Une fois dehors, je rejoins une rue adjacente où je sais qu’une antique brûlerie va me procurer les sensations qui m’ont manqué devant le breuvage insipide du bistrotier. Le torréfacteur, l’œil sur un hublot, extrait une sonde de son grilloir qui tourne à plein ; les fèves libèrent leur précieuse huile, j’en prends une longue bouffée, comme un asthmatique l’air des sommets, et tout à coup me traverse un souffle chaud venu des plateaux colombiens, un été de noisette et de caramel, une pampa de cacao et de moka, j’entends les flûtes de pan, les condors passent ! Jadis il m’arrivait de jouer avec le maître de maison à un jeu perdu d’avance ; je proposais Pérou ? et il me répondait Non, Costa Rica. Je tentais : Java ? et il secouait la tête : Brésil. Sans doute voulait-il me prouver que mon nez n’est pas omniscient, et que le café resterait son domaine incontesté. Pour ne plus lui donner cette joie, je m’éloigne d’un signe de la main.

Il va bien falloir rentrer à la maison. Les vieux c’est comme les enfants, on s’inquiète de les voir traîner après la tombée de la nuit. On redoute de les voir s’effondrer, incapables de se souvenir de leur propre adresse. Si par malheur je sombre dans cette nuit-là, rongé par la maladie de l’oubli, je sais que là encore mon odorat m’indiquera le chemin de l’écurie.

La toute-puissance des arabicas m’a tourné la tête et fouetté les sens : ce soir, je suis bon pour l’insomnie. Si encore j’étais un petit vieux comme les autres, je me contenterais de fumer la pipe devant un feu de cheminée pour m’endormir dans le dernier craquement des braises. Le problème, c’est que je n’ai jamais voulu me gâter le nez avec la fumée du tabac, et ce n’est pas à quatre-vingt-un ans qu’on commence une carrière de fumeur. Ajouté au fait que l’écorce brûlée dégage une odeur qui devient vite entêtante, sans parler de la cendre qui imprègne les vêtements des pieds à la tête et vous poursuit jusque dans la rue. Un nez à la retraite, c’est capricieux, ça grinche, ça décrète le désagréable en tout, ça dramatise les petites joies innocentes. Chez moi, c’est de famille…

Mon père créait déjà des parfums avant ma naissance. Tout gosse, dans son atelier, je le regardais faire ses gammes sur son orgue à parfums et passer en revue une centaine d’arômes pour se rassurer sur la très haute précision de son odorat. « Sais-tu, bonhomme, que la senteur d’une rose varie tout au long de la journée ? » Il prétendait pouvoir donner l’heure rien qu’en se penchant sur une Rosa Centifolia, et je ne demandais qu’à le croire, émerveillé. Dans les derniers feux de la Belle Époque, il avait composé Jalza pour les femmes du nouveau siècle, celles qui ont fait basculer le monde à leur avantage, les premières femmes modernes, qui travaillaient, revendiquaient leurs droits et montraient leurs chevilles. Jalza, de la famille chypre, avec sa note boisée et son célèbre trait de patchouli avait enthousiasmé la princesse Victoria de Bade, et valu à mon père son invitation à la cour de Suède. Cette année-là, on lui aurait décerné le Nobel des parfums si le prix avait existé. Loin de m’intimider, son sens de la tradition m’a rendu plus fort, son intransigeance m’a appris à refuser les compromis, son goût de l’excellence a fait de moi le meilleur. Que ne donnerais-je aujourd’hui pour lui faire sentir les deux ou trois créations qui me survivront peut-être, et soumettre Charm ou Manège à sa bienveillante sévérité. Comment imaginer meilleur juge ? S’il y a un au-delà, et si nous y attendent ceux qui nous ont tant manqué, j’aurai une réponse d’ici peu. Mais, sitôt son expertise terminée, je sais qu’il m’entraînera sur un point qui déjà le préoccupait de son vivant : la pérennité de notre lignée. Je ne couperai pas à la condamnation du patriarche qu’on a privé de descendance, et par avance j’implore son absolution. Père ! Pardonnez-moi de n’avoir pas engendré !

Par ma faute, tous nos secrets, tous nos trésors vont être enterrés avec moi. Et Dieu sait si en chaque femme que j’ai aimée j’ai vu celle qui porterait mon héritier ! Ah celui-là, je lui aurais tressé un berceau de fleurs et de fruits pour révéler son odorat, j’aurais flatté son palais par des épices rares. Je lui aurais appris, à l’âge où l’on se dresse sur ses jambes, à différencier les yeux bandés le jasmin jaune du jasmin blanc. Je l’aurais mis en garde contre les pièges nauséabonds des emballeurs de marchandises. Et aujourd’hui, au lieu d’attendre la mort dans l’acrimonie, je la laisserais me cueillir, le cœur en paix.