Encore trois marches à grimper et je serai dans mon Xanadu, mon antre démesuré, un palais dont je ne connais pas tous les recoins, dont chaque porte ouvre sur une autre et une autre encore. Je me le suis offert grâce au succès de Griffe, un jus à base de cèdre et de santal, relevé d’une pointe de ciste. Son vaporisateur ultrachic a été dessiné par le génial designer américain Raymond Loewy. Griffe était devenu si célèbre que, six mois après sa sortie, on en trouvait des contrefaçons dans tous les Chinatowns du monde. Je venais d’avoir cinquante ans et la vie d’hôtel ne m’amusait plus. Le jour où j’ai emménagé ici, j’ai regretté de n’avoir pu trouver plus haut que le premier étage pour gagner en lumière et me préserver au mieux des effluves de la rue. J’aurais l’air fin, aujourd’hui, si j’avais quatre étages à monter ! Tant de fois j’ai failli le bazarder pour finir mes jours à l’ombre d’une belle demeure de campagne, entouré des senteurs du Sud. Mais un grabataire grincheux, sectaire, désabusé et insolent, en a-t-il encore la force ? La messe est dite : je mourrai dans mon labyrinthe de moulures, de dorures et de boiseries, comme un pharaon dans sa pyramide. Ce jour-là paraîtra un entrefilet dans les gazettes, et les rares individus qui se vanteront de m’avoir connu seront les mêmes qui me croyaient mort depuis des lustres.
À tout juste vingt heures, débarrassé du dîner, commence pour moi une longue soirée de veille où je vais devoir tromper l’ennui et les idées morbides. La musique m’indiffère, le cinéma m’ennuie, et la lecture… ah ! la lecture… J’avais tant misé sur la lecture étant jeune ! Pour preuve : il existe quelque part ici, entre une chambre d’amis et un boudoir, une bibliothèque remplie de tous les chefs-d’œuvre que je m’étais promis de lire à la retraite. Je me revois encore arpentant les allées d’une librairie pour y débusquer L’homme sans qualités, ou Le quatuor d’Alexandrie, regrettant déjà de ne pouvoir m’y plonger dans l’instant — trop de créations en cours, trop de commandes, trop de voyages, trop de simagrées avec les industriels, tous les prétextes étaient bons. Je me projetais l’image d’un fringant vieillard drapé dans sa robe de chambre, étendu sur son divan, en partance pour Alexandrie, à la recherche des qualités qu’il n’a jamais possédées. Aujourd’hui, je fais un détour par un cabinet de toilette pour éviter de passer dans cette pièce où la littérature elle-même me toise du haut des rayonnages et me fait comprendre que sa place est ailleurs. Ah si encore j’aimais ne rien faire ! Je suis hélas de cette génération pour qui l’oisiveté est mère de tous les vices, et l’idée de ne plus pouvoir sombrer dans aucun est terrible ! Qu’êtes-vous mes vices devenus ? Un par un vous m’avez fui, effrayés par la visite prochaine de la Grande Faucheuse !
À la réflexion, si, il me reste un vice, je l’oublie trop souvent. Bien innocent au demeurant, une autre histoire de nectar et de fioles. Naguère, j’ai transformé le fumoir en cabinet de dégustation de whiskies, une pièce que je ne chauffe jamais, les 42o du pur malt s’en chargent. Y sont entreposées une vingtaine de bouteilles qui m’ont été offertes par le syndicat des parfumeurs pour contribution au rayonnement du parfum français à travers le monde. Ces précieux flacons ont vieilli bien mieux que moi, ils ont gagné en douceur, en éloquence, en sagesse. Certains datent d’avant ma naissance, je les respecte comme mes aînés et, quitte à prendre la cuite fatale, je n’en laisserai pas une goutte aux charognards qui attendent ma mort. Mes entrailles étant désormais trop fragiles pour en encaisser plus d’un verre, ces petites merveilles ambrées restent un moyen efficace de tester mes différentes gammes de papilles. Une longue rasade et, au nez, je perçois le sel de la tourbe douce, sa note de cuir, son accent d’orge qui vire aux agrumes confits. Puis, en bouche, arrivent la muscade et la menthe, l’iode, et enfin, la terre des Highlands. Je sirote assis, sur la crête pierreuse d’une colline, le regard apaisé par un horizon vert vif où se découpe au loin un lac d’argent. Le voyage dure vingt minutes mais il en vaut la peine. Les vents des hautes terres me montent à la tête. J’ai l’impression que le single malt fait du bien à mes articulations, mais mon toubib me jure que ce n’est qu’une impression. Ce soir, pourtant, je suis de retour dans mes quartiers plus tôt qu’à l’habitude. Un brouhaha dans la cage d’escalier m’attire vers le judas de la porte d’entrée, et déjà l’exaspération a chassé la rêverie. J’entrevois des individus post-pubères, des deux sexes, les bras chargés de bouteilles et de victuailles, et leurs joyeuses invectives se mêlent à d’odieuses pulsations issues d’une boîte à rythmes. L’inconcevable m’apparaît alors : des jeunes vont faire la fête au-dessus de ma tête.
L’excuse pour l’insomnie est toute trouvée. Le tsunami déferle, la bourrasque s’abat, c’est la huitième plaie d’Égypte, le Jugement dernier, l’Apocalypse, la fin du monde, c’est Attila en marche, les conquistadores à l’assaut, c’est Shakespeare, le thermonucléaire, le pillage, le carnage, le chaos, le choc des mondes, c’est l’Enfer de Dante, c’est la ruine, la dévastation, l’agonie, c’est la fin.
Pourquoi moi ? À 21 h 40 ! L’arthrose et la mort imminente ne sont-elles pas des punitions suffisantes ? J’ai connu la guerre de 40, l’hiver 54 et le vétiver de synthèse. Avais-je besoin de subir une nouvelle épreuve ? Ô Toi qui m’as fait naître pour redonner aux hommes la myrrhe et l’encens ! Ai-je failli ?
Le seul aspect amusant, c’est de les imaginer se tasser à trente dans une chambre de bonne, pendant que je règne sur un territoire immense et vide, déserté par toute forme de vie, toute expression de joie. Cette ironie est douce au vieillard aigri.
Je ne sais si c’est le mot fête ou le mot jeune que je redoute le plus. Quand ai-je cessé d’être jeune ? On s’imagine toujours que la vieillesse est le fruit d’un lent processus de renoncement, pourquoi ne serait-elle pas, au contraire, celui d’un seul instant, un seul instant qui nous a fait basculer dans un autre âge. Était-ce le jour du bombardement de la rue des Haudriettes, dans cette cave qui empestait le salpêtre et la couenne séchée d’un animal vendu sous le manteau ? Était-ce ce jour où mes jambes n’ont plus pu sauter la haie du jardin de la maison de Grasse ? Ou celui où j’ai fui devant un grand costaud qui menaçait de me péter le nez, et ruiner ainsi mon précieux outil de travail ? Est-ce le soir où j’ai cessé de me montrer nu à une femme ? À moins que ça ne soit ce matin de vague à l’âme, où j’ai longuement reniflé mon avant-bras pour tenter de capter ma propre odeur, ce qui, dit-on, est impossible ; aujourd’hui encore cette odeur me hante, j’y ai décelé une très fine trace de décomposition qui pouvait rappeler, réduite au millionième, un relent de saumure et de gibier qu’on faisande.
Voilà qu’on toque à ma porte. Rien ne me sera épargné.
— Bonjour monsieur, je m’appelle Louise, je suis votre nouvelle voisine, on vient de s’installer au sixième avec mon copain et on pend la crémaillère, alors on risque de faire un peu de bruit…
Tant de catastrophes en une seule phrase ; elle vient de s’installer, elle a un copain, elle va faire du bruit. Mon intuition était la bonne, c’est bien Dieu qui m’envoie une ultime épreuve avant de me rappeler à Lui. Son émissaire a le visage d’un ange de miséricorde. C’est la signature du Très-Haut. Je l’entends : Toi qui as tant aimé les femmes, que penses-tu de cette Louise ? Qui, hormis Moi, aurait pu la concevoir ? Quelques peintres de la Renaissance s’y sont essayés, mais lequel aurait su trouver ce juste équilibre entre ces grands yeux noirs qui semblent dire : « Pardonnez-moi de venir occuper une toute petite place dans votre univers », et ce discret sourire qui ajoute : « mais je compte rapidement gagner du terrain ». C’est effectivement une épreuve que Je t’envoie, pour t’empêcher de trouver le sommeil, et te fournir matière à réflexion sur cet égoïsme dans lequel tu as sombré.