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Dire que j’aurais pu mourir sans croiser ce visage et mon idée de l’harmonie sur Terre en serait restée inachevée.

— … Monsieur ?

— Amusez-vous tant que vous voudrez. Le bruit ne me gêne pas.

— C’est gentil. Vous savez, vous pouvez…

Elle hésite à m’inviter, la charmante. Je risque d’accepter, et elle aurait l’air de quoi, avec un petit vieux au milieu des copains ? Voyons voir si son souci des convenances prend le pas sur son sens du ridicule…

— Vous pouvez passer nous voir, ça nous ferait plaisir, on ferait connaissance devant un verre de sangria.

— Merci, il est tard. Passez plutôt prendre le thé un de ces jours. Et bienvenue à vous, voisine.

La seule présence d’une femme a remis tous mes sens en éveil. Un regard peut être aussi violent qu’un parfum, il vous ramène tant d’années en arrière, quand tout est possible, quand on est encore acteur de ce monde, quand le rêve est à portée de main. Un visage, et ma mémoire s’embrase à n’en plus trouver le repos. J’ai aimé les femmes, j’en ai fait des créatures irrésistibles. Chaque fois que l’une d’elles pose une goutte de mon parfum derrière son oreille, c’est un peu de moi qui l’accompagne dans le monde. Ça devrait me suffire. Louise s’amuse, là-haut. Elle rit, elle danse, elle boit, elle joue de toute sa séduction. Et c’est moi qui, demain, aurai un réveil pénible.

* * *

La dernière femme qui me met la main aux fesses, à raison d’une fois par semaine, s’appelle Brigitte. Ce n’est pas le parfum des cattleyas qui nous réunit, mais celui de l’éther. Mon corps ne lui inspire aucune émotion particulière mais je reconnais qu’elle sait piquer comme personne. Cette bizarre intimité qui nous lie se prolonge souvent de quelques échanges qui lui manqueront quand j’aurai disparu.

— Alors, Brigitte ? On s’est fait sa petite soupe de légumes maison, à midi ?

— … ?

— Votre pull.

Elle sent sa manche et comprend qu’elle s’est trahie.

— Je fais attention en ce moment. Cinq kilos à perdre avant l’été. C’est pas tant que j’aime la soupe, mais ça calme l’appétit.

— Votre appétit, vous l’avez calmé avec un gâteau au chocolat noir. Je le sens d’ici, tout chaud, sortant du four. La laine retient tout. C’était quoi, un moelleux ?

— … Un brownie.

— Comptez sur ma discrétion.

— Satan, sors de ce corps de vieil arthritique !

Pour ses étrennes, je vais lui offrir une blouse de cuisinier, toute blanche, avec son prénom brodé sur la pochette. Brigitte est un de ces petits soldats de la santé qui apportent bien plus de réconfort aux malades que leur propre famille. De surcroît, elle a toujours de belles jambes.

— Après toutes ces années, je peux bien vous l’avouer, monsieur Pierre. Quand vous m’avez dit que vous aviez été parfumeur, je n’y ai pas cru. Je pensais qu’ils avaient un nez énorme qu’ils emmitouflaient dans des linges. Le vôtre est discret, bien dessiné. Presque féminin.

— Brigitte, vous m’inquiétez. Toute ma vie j’ai entendu des femmes me dire que la taille de l’organe ne comptait pas. M’auraient-elles trompé… ?

— Je sais, c’est stupide.

— Vous imaginiez une protubérance à la Cyrano ? Hé non, ça n’est pas une péninsule, tout au plus une petite dune qui a résisté aux intempéries. Vous avez dit « féminin » et vous n’avez pas tort. Du point de vue de son exceptionnelle précision, j’ai hérité du nez de mon père, mais pour ce qui est de la ligne, c’est celui de ma mère. Si l’inverse s’était produit, la face du monde en aurait été changée.

D’habitude j’use de toute ma mauvaise foi pour la retenir, car je sais que lorsqu’elle aura quitté ma chambre je ne parlerai plus à âme qui vive jusqu’au jeudi suivant. Mais cet après-midi, cette demoiselle Louise va enfin venir prendre le thé. Elle veut que je lui indique les bonnes adresses du quartier, ses curiosités, tout ce qu’un riverain de toujours peut connaître. Comme on apprivoise un moineau, je la laisse venir à moi sans rien précipiter ; je me montre courtois mais lointain, comme celui qui cache de terribles secrets derrière ses portes battantes. À peine assise elle devine l’immensité des lieux et s’étonne sans me le dire que j’y vive seul. D’emblée, elle me donne le rôle du vénérable, qui a tant vécu, qui inspire le respect, et elle s’installe dans celui de la nubile qui a tout à apprendre. Cette petite est décidément bien élevée, mais je ne suis pas sûr de vouloir jouer le sage prêt à léguer son expérience. Quel acteur a envie de finir sa vie dans la peau du souffleur ? Et quelle ingénue a besoin de connaître les pièges dans lesquels elle va tomber ? Hormis l’enseignement de mon père, je n’ai tenu aucun compte des conseilleurs, des donneurs de leçons, des vieilles barbes qui vous apprennent la règle, jamais la transgression. Non, jolie Louise, le dernier apanage du vieillard n’est pas cette prétendue sagesse dont il ne saurait que faire, mais celui d’être, enfin, à l’écoute de ses sensations. Il a abandonné l’intense pour le subtil. Quand son corps en débâcle cesse un instant de le tourmenter, il prend le temps de donner son nom à une nuance de couleur, ou de percevoir le chant d’une grive, brouillé par le vacarme de la ville. Il se pâme à la vue d’un arbre, il s’émerveille du vent, il s’émeut d’un légume, et rien ne l’enchante plus que de retrouver les saveurs et les saisissements de l’enfance, tout ce qu’il a perdu en cours de route mais que ses sens n’ont jamais oublié.

— Rien qu’au parfum d’une madeleine qui s’émiette dans le thé, on peut écrire des milliers de pages, et partir à la recherche du temps perdu…

Elle ne saisit pas la référence et s’en sort en me traitant de poète. À ma manière j’en ai été un ; j’ai composé mes alexandrins dans les essences rares, j’ai fait rimer les fragrances, j’ai épuisé toutes les figures de style. En mélangeant poivre et cannelle, j’ai obtenu un oxymore et, en ajoutant une touche de menthe à l’orchidée, une hyperbole. Et combien de métaphores, combien d’images suggérées par une délicate osmose des senteurs ? Je savais que la vanille mêlée à l’ambre allait apporter une touche de mélancolie, que le fruit rouge associé à un dérivé de géraniol réveillerait un souvenir d’enfance, et que rien n’évoquait mieux un ciel étoilé qu’un soupçon de violette dans une moisson de fougères royales.

Notre premier rendez-vous s’est prolongé jusqu’à la tombée du soir. Je n’ai pas commis l’erreur d’avancer dix occasions de nous revoir. Je garde le souvenir de ces femmes riches et vieillissantes, qui, à l’époque où les grandes enseignes de parfumeurs me convoitaient comme l’enfant prodigue, tentaient de me séduire. Encore gracieuses, racées, mais pathétiques à trop vouloir jouer les femmes fatales à l’âge où l’on gâte ses petits-enfants. Un peu trop maquillées, à l’élégance ostentatoire, perpétuellement disponibles, prêtes à tout pour se rendre indispensables, guettant sans cesse l’étincelle de désir qu’elles auraient fait naître en moi. Aujourd’hui j’ai évité de sombrer dans les mêmes travers en persistant dans ma stratégie du seigneur reclus dans sa tour d’ivoire. De fait, c’est elle qui, la prochaine fois, apportera sa tarte aux abricots pour accompagner le Darjeeling. Après son départ, je me sens vidé par l’effort fourni à vouloir jouer l’aimable monsieur un tantinet distant, quand en fait je détaillais la moindre courbe de son corps. Ma main vibre encore d’avoir serré la sienne, et le salon ressemble plus que jamais à un mouroir.