J’ai tout à coup envie de me rassurer sur celui que j’ai été si longtemps, un magicien qui, chaque fois qu’il annonçait une nouvelle création, provoquait une cohue sur les Champs-Élysées. Je retourne les tiroirs et retrouve des flacons oubliés, presque éventés, mais il me suffit d’ouvrir celui de Charm et mes années 50 me reviennent en bloc. Une seule goutte sur mon poignet et des milliers de femmes m’entourent, me célèbrent. Fières et élégantes, toutes des stars. Je les imaginais nues sous leur tailleur de marque, et déjà tournées vers le Nouveau Monde, celui qui allait manger notre vieille Europe. Marilyn Monroe avait dit de Charm qu’il sentait bon comme le péché. La teinture de musc était sa note dominante, avec un accord de vétiver à peine relevé d’une nuance d’orange. Aujourd’hui, c’est un classique que des jeunes filles rêvent de s’offrir une fois devenues femmes. Tous les trois ou quatre ans, une nouvelle campagne d’affichage vient le remettre en scène. Mais le plus bel hommage est celui de mes clientes, celles qui honorent mon Charm de leur peau, mes fleurs vivantes, mes ambassadrices capiteuses, mes écrins satinés, mes paysages olfactifs, à la fois muses et créatures. Quand l’une d’elles me frôle dans la rue, j’ai l’impression de la posséder le temps d’un souffle.
Chaque matin, comme un vieux pipelet, je guette le passage de Louise sur mon palier. Là où un autre collerait l’oreille contre sa porte, il me suffit de humer son sillage dans l’escalier. Elle porte une espèce d’eau de toilette relevée d’une essence de bergamote qu’elle croit vive et pétillante, mais c’est comme si une orchidée se prenait pour un géranium. Louise a un grain de peau qui vient contredire toute dominante acidulée mais qui cherche la nuance herbacée et l’onctueux de l’huile. J’ai rencontré peu de femmes qui savaient faire mouche dès leur premier essai. Souvent elles imaginaient un coup de foudre quand ce n’était qu’une mauvaise rencontre. Dès lors, je me faisais fort de leur présenter le compagnon d’une vie, et celles-là feraient peut-être une infidélité à leur mari, jamais à leur parfum.
Ce matin, je vais, à nouveau, jouer les entremetteurs…
Ma première idée a été de remettre les pieds au rayon cosmétiques d’un grand magasin, tout disposé à me laisser surprendre par quelque trouvaille. Ces vingt dernières années, je n’ai pas été attentif à l’évolution de mon domaine, je m’en suis même détourné, hautain, comme pour dire à mes successeurs : Débrouillez-vous sans moi désormais. Combien de symposiums, d’anniversaires, de remises de médailles ai-je refusés, de peur de me voir exposé tel un santon qu’on dépoussière une fois l’an. Aussi étais-je curieux de me promener dans les allées d’une prestigieuse boutique des Grands Boulevards qui réunit tout ce que le chic parisien compte de vaporisateurs et d’onguents. D’emblée, j’ai eu l’impression d’assister à un concert de musique contemporaine où se lâchaient cent instruments pris de folie : une cacophonie de senteurs. Aux accords majeurs se mêlaient de nombreux couacs, aux notes familières des classiques s’en ajoutaient de criardes, le capiteux affrontait le strident, et le grandiloquent la pure dissonance. Devant un flacon en forme de grenade quadrillée, une vendeuse m’a expliqué combien le parfum unisexe était tendance. Si dans unisexe il fallait entrevoir une notion d’androgynie, celle-ci avait, selon moi, atteint son apogée le jour où, dans le hall du Waldorf Astoria de New York, j’avais vu apparaître Marlene Dietrich en smoking, lumineuse, troublante d’ambiguïté. Dans le parfum que me soumettait la jeune hôtesse, rien de sulfureux, juste une volonté marketing de profiter des inquiétudes de l’adolescent qui retarde ce moment tant redouté où il doit affirmer sa féminité ou sa virilité. Pas question d’offrir à Louise ce jus sans âme, ni aucun de ces bricolages à trois sous qui tournent en milieu de journée et vous trahissent au pire moment. En rentrant chez moi les mains vides — et rassuré à l’idée que le monde du parfum en est resté là où je l’ai laissé —, j’ai à nouveau ouvert la porte de mon atelier, pour n’en sortir que trois jours plus tard.
Louise descend l’escalier dans sa petite robe blanche taillée en biseau. On dirait une Diane chasseresse.
— Bonjour monsieur Pierre. Je descends au kiosque à journaux, vous n’avez besoin de rien ?
— J’ai quelque chose pour vous.
Je lui tends la fiole. Rien de bien compliqué, une note de cire d’abeille absolue avec une pointe d’acétate de benzyle pour rappeler l’ylang-ylang. Ça m’a remis sur l’établi. Comment oublier cinquante ans de métier ? Elle ne comprend rien, la pauvre enfant ! En quelques mots, j’essaie de résumer une vie d’alchimie et de ferveur. Elle ne comprend toujours rien, mais elle sent.
Ça y est, elle me regarde autrement.
Je suis vieux, les reins me tourmentent, ma vue se brouille mais, pendant ce trop bref instant, dans ses yeux, je suis exceptionnel, puissant et beau.
Les jours suivants, elle ne porte que mon parfum, il reste en suspension dans l’escalier. Persistance des essences. Facture à l’ancienne. Qu’est-ce qu’en pense son petit ami ? C’est peut-être un gars bien, après tout, mais comment pourrait-il savoir, lui, ce qui lui va ? Comme tous les autres, s’il lui prend l’envie de faire un cadeau, il demande à une vendeuse quelque chose qui sent bon. Pour moi, c’était une passion, une mission. J’ai parfumé des reines et des ouvrières, toutes celles qui ont cherché leur propre essence à travers mes travaux. Combien de femmes ai-je célébrées ? Combien d’hommes ont chaviré à leur approche ? Certaines m’en ont remercié en se donnant à moi. Je vous ai aimées, et je vous aime encore, qui saura jamais à quel point ?
L’humanité n’a-t-elle aucune pitié pour le vieil homme qui se languit ? Ce matin, des visiteurs ont presque forcé ma porte. Un couple de journalistes écrit à quatre mains le grand livre des parfums, qui sortira pour les fêtes et qu’on posera sur une table basse sans jamais le consulter. Presque tous mes confrères historiques étant morts, ma participation à leur ouvrage représentait selon eux une sorte de caution. Le mari, la quarantaine blasée, le verbe haut de celui qui connaît son sujet, voulait des dates, des faits, des rappels, de la chronologie, si bien que ma mémoire, habituée à s’emballer comme un cheval fou, était contrainte de marcher au pas et de faire des ronds de jambe. Puis, au détour d’une digression qui me paraissait bien plus édifiante que des précisions sans intérêt, j’ai eu droit à un gentil rappel à l’ordre de ce monsieur qui mettait en doute la véracité de mon exposé. Son sourire condescendant semblait dire : Ça n’est pas tout à fait comme ça que ça s’est déroulé, mais vu votre âge, la confusion est pardonnable. L’abject ! Le malodorant ! En prétendant que l’écrivain Colette avait mis le jasmin à la mode, il oubliait les fortunes que Napoléon Ier avait dépensées pour en faire venir des jardins de Grasse afin de complaire à Joséphine de Beauharnais ! Encore un qui n’a rien compris à l’idée même de passé, ni à la manière dont on tente, en toute bonne foi, de l’exhumer ! Sa femme, aux questions bien affûtées, savait écouter les non-dits, repérer les points de suspension, et me laissait m’égarer sur les chemins de traverse. J’ai donc attendu que le mari s’éclipse aux toilettes pour avoir enfin une conversation sérieuse.