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— Vous le trompez, n’est-ce pas ?

— … Pardon ?

— Vous trompez votre mari. Ce n’est pas une question, c’est une affirmation.

Elle en bafouille d’indignation, en rougit de honte. Divine est la confusion de la femme adultère !

— Vous avez étreint votre amant il y a quelques heures à peine.

— … Comment pouvez-vous vous permettre !

— Vous portez No 5 de Chanel, mais on sent aussi sur vous les traces d’un after-shave d’excellente composition, et une légère imprégnation de havane bien frais. Votre mari ne fume pas et se tartine le visage d’une espèce de gel de prisunic. Je n’aime pas voir en l’homme trompé un cocu mais, pour le vôtre, je ferai une exception.

À son retour, la séance prend un tour bien plus savoureux. La belle infidèle passe de la stupéfaction à la crainte d’être découverte, comme si j’avais la tête d’un maître chanteur ! Puis elle reprend confiance, soupire de soulagement, se fend même d’un sourire quand je me lance dans une diatribe qui en substance dit : Le parfum révèle ce que les yeux ne savent voir. Après m’avoir salué sur le palier, l’homme s’engage dans l’escalier sans même attendre sa femme, ce qui m’encourage à la retenir un dernier instant :

— Ça ne me regarde pas, mais je crois qu’on ne peut pas se lier toute une vie à un type qui s’asperge d’un machin certifié « for men ».

* * *

Depuis qu’elle s’est renseignée sur moi, Louise vient me visiter comme un monument national. Elle me réclame mille anecdotes sur le monde merveilleux de l’élégance d’antan et, bien que je déteste cette partition, je la joue malgré moi. Hier, je lui ai raconté l’histoire extravagante du prince russe qui m’avait commandé un parfum à base de vodka pour ses nombreuses maîtresses. Un caprice de milliardaire dont je ne me suis pas vanté… Je n’ai jamais vraiment su si cet olibrius voulait que les femmes lui paraissent encore plus enivrantes, ou s’il cherchait uniquement à moins empester l’alcool en les approchant. Louise m’en réclame une autre, puis une autre, comme une enfant des tours de cartes. Son regard tendre et confiant, teinté d’admiration, fait naître en moi le père que je n’ai jamais été. Dans ces moments-là, j’ai envie de la rendre éternelle, de chasser les mauvais esprits autour d’elle, de baliser les chemins où elle s’aventure. Mais il me suffit de la voir lisser sa robe sur ses cuisses pour réveiller le soupirant que je fus ! Quand elle sourit, je me retiens de passer la main dans ses cheveux ! Je possède cent moyens de la faire rougir mais n’en use d’aucun. Je pourrais, par exemple, lui raconter comment ce matin même, dans le métro, j’ai vécu un instant de sensualité inespéré. Debout dans une rame bondée, accroché à la barre, le nez encombré par un mélange de caoutchouc, de moleskine et d’air pulsé, je suis saisi par une note de tête à base de pêche : Mitsouko, sans doute la plus belle création de Jacques Guerlain. Je n’ai pas le temps de repérer dans la foule la femme qui le porte, je suis déjà loin, loin de cette rame, de ces gens, de ce tunnel : je suis à Rome.

Accoudé au balcon de ma chambre d’hôtel, Campo dei Fiori, alors que l’ombre du soir vient rafraîchir cette lumineuse journée d’été. Alma di Stefano, la chanteuse lyrique, savoure un dry Martini à mes côtés. Je la taquine sur le fait qu’elle porte le parfum d’un concurrent, mais nous tombons vite d’accord : Mitsouko lui va comme à aucune autre. Et là, à ciel ouvert, le regard perdu dans les ocres de Rome, nous faisons l’amour.

Depuis, les rares fois où je croise Mitsouko, je me retrouve sur ce balcon, à cet instant-là, éternel comme la ville ainsi dite, avec Alma dans mes bras. Mon nez exceptionnel n’y est pour rien, l’odorat a mille fois plus de mémoire que tout autre sens, et chacun de nous, pour peu qu’il retrouve la réplique exacte d’une senteur du passé, revivra, fulgurant, un moment d’exception. Je brûle de le raconter à Louise, mais jamais elle ne me demande, ni ne me confie quoi que ce soit de cet ordre-là — on ne parle pas de sa vie privée à un vieux, encore moins à un père.

Essayons un peu d’imaginer comment elle se représente monsieur Pierre en jeune amoureux… Un brave gars qui, au temps d’avant, s’endimanchait pour aller au bal et conter fleurette à une fille, sous l’œil vigilant de son père. Et le jour des noces, tout se terminait par Le temps des cerises. Voilà sans doute ce qu’elle pense, la naïve. Je n’ai plus le droit, au risque de passer pour un vieux barbon, de raconter mes titres de gloire, mes conquêtes, mes quartiers de noblesse. Le pépé racorni et voûté que je suis aujourd’hui en a tenu plus d’une dans ses bras, et si fort qu’ils en tremblent encore. On ne crée un parfum que pour une seule, disait mon père. C’est sans doute vrai, mais je n’ai jamais su laquelle, elles étaient si nombreuses à être uniques ! J’ai appris en lisant leurs Mémoires que plusieurs femmes célèbres se vantaient d’être l’inspiratrice de Manège, que j’avais lancé en 1967. Un soir maître Pierre m’a dit : Vous me faites à ce point tourner la tête que pour vous je créerai Manège… Ah ! mes beautés, mes amantes, mes courtisanes, je ne sais plus à laquelle d’entre vous je dois ce Manège, mais je sais qu’il tournera longtemps après ma mort !

* * *

Louise me voit comme l’homme qui a connu la terre entière, et l’a parfois menée par le bout du nez. Mais quelque chose me dit que ça ne va pas durer, car ni ma mémoire ni sa curiosité ne sont inépuisables. Bientôt elle aura fait le tour du personnage, et je redeviendrai cette entité obsolète, perdue dans son mausolée.

— Il est bon, votre thé, monsieur Pierre.

Si je n’avais pas créé de parfums, j’aurais composé des thés. Il est doux de boire ce que l’on sent.

— Vous avez commencé à quel âge, la parfumerie ?

Elle ne me croirait pas. Dès que papa avait le dos tourné, je mélangeais quelques fioles, au petit bonheur.

— J’ai baptisé mon premier Vertige. J’avais six ans. Tout juste bon pour une rentière mal embouchée.

Elle rit, croyant que je plaisante. Elle croise haut ses jambes. Ses genoux frôlent sa poitrine. Que ne donnerais-je pour déplier ce corps.

Je vais mourir bientôt, tu sais.

— Dites, monsieur Pierre, comment était Coco Chanel, dans la vie ?

— J’ai envie de vous sentir, Louise.

— … Me sentir ?

— Vous sentir.

Elle sourit, interloquée. Innocente. Elle ne sait pas ce que le mot sentir recouvre. Quand, en fait, il recouvre tout. Elle ne me regarde plus comme le vieux parfumeur de l’étage d’en dessous. Je ne sais plus quel âge j’ai, je m’en fous. Elle voit bien que je m’en fous. Je sens qu’elle prend son élan, comme les femmes qui vont se donner. Elle se lève, défait le premier bouton de son corsage, s’approche de moi. Et m’offre sa gorge.

— Ça, je l’ai depuis longtemps. Ce que je veux, c’est votre odeur brute. Votre essence même. L’essence de Louise. Celle qu’aucune fragrance n’a jamais altérée. C’est tout votre être que je veux.

— … ?

— Qu’avez-vous à craindre d’un vieillard comme moi ? Je ne vous toucherai même pas, ça ne prendra qu’un instant, et plus personne au monde ne vous sentira comme je l’aurai fait. Je vous aurai sentie.

Elle se lève, abasourdie, et quitte le salon en claquant la porte.

Qu’est-ce qui m’a pris, bon Dieu !

Ai-je voulu achever notre histoire sur une sortie mélodramatique plutôt que de la voir s’abîmer dans l’indifférence ?