Ou bien ai-je essayé d’ajouter, et de pitoyable façon, ma touche à la complainte du vieux Ronsard ? Qui ne peut plus cueillir les roses de la vie, se contente de les sentir…
Te voilà bien avancé, fossile.
Les jours suivants, je l’entends descendre l’escalier d’un pas sec, implacable, comme courroucée d’avoir à passer devant ma porte. Elle ne porte plus mon parfum, qui désormais doit lui faire l’effet d’un remugle d’égout. Voilà bien la pire des sentences.
J’ai pris le risque de tout gâcher, et j’ai perdu. Mais qu’ai-je perdu, après tout ? Une demoiselle de compagnie, qui, pour quelques heures aimables, me condamne à des nuits sans sommeil ?
Qu’on me laisse maintenant parcourir tranquillement ma dernière et courte ligne droite. Résigné à l’idée que les odeurs de ce monde ne me procureront plus aucune émotion. Le voilà, le vrai deuil. Même le Jardin des Plantes a plus à apprendre de moi que moi de lui.
Ai-je eu raison, durant ma vie entière, de laisser mon flair me diriger en tout, prendre toutes les décisions pour moi ? On dit que si un individu est doté d’un sens surpuissant, c’est pour en combler un autre, défaillant. Sans doute ai-je été sourd aux doléances de mon entourage. Aveugle aux injustices de la rue. Et à trop caresser je n’ai pas su retenir.
On toque à la porte. Il est tard.
— … Louise ?
Elle entre, drapée dans sa robe de Diane. Mon cœur s’emballe mais pas le moindre cillement ne me trahit. Dans le salon, elle fait glisser sa robe à terre. Puis s’allonge sur le canapé en ouvrant les jambes, à peine, comme des ciseaux. Elle tourne son visage de côté. Le sang me monte aux joues. Je m’agenouille. Ai-je jamais été plus jeune qu’à cet instant ? J’approche mon visage, les yeux clos et, sans doute pour la dernière fois de mon existence, je rassemble toute la science, toute la ferveur qu’il me reste.
Tout commence par une note de tête à forte tonalité ambrée, au départ boisée puis balsamique. Suivie d’une variation de jasmins intenses, avec une trace de benjoin de Siam, suave, d’une grande ténacité. Puis une pointe de bois de santal stabilise un étrange mélange de civette, animale, intense, et un trait de vanilline qui constitue déjà la note de cœur. La note de fond, irisée, se prolonge dans un juste équilibre de cardamome et d’essence de litsea persistante.
Une éternité plus tard, j’ouvre les yeux.
Encore ivre d’elle, je la vois saisir sa robe au passage et disparaître.
Elle vient de me rendre tout ce que j’ai donné aux femmes.
Mes yeux se ferment à nouveau.
Et qu’importe si dehors le jour vacille déjà.
Le rouge, le rose et le fuchsia
à Jacques
Dans la vitrine d’une boutique d’antiquités, un petit meuble attendait ses nouveaux maîtres après cent cinquante ans de bons et loyaux services dans diverses antichambres. Il s’agissait d’une console en merisier, ravinée par endroits mais toujours digne, composée de cinq petits tiroirs et d’une tablette extensible, recouverte de cuir vert bordé d’un liseré or. Entre ses pieds droits et vernis, on avait placé un tabouret du même bois. Une jeune femme qui passait par là au bras de son mari s’écria :
— Je le veux !
— Qu’est-ce que tu ferais d’un secrétaire ?
— Ça n’est pas plutôt ce qu’on appelle une scribanne ?
— Je n’y connais rien mais j’ai l’impression qu’une scribanne tient plus de la commode.
— Le secrétaire a forcément un abattant, non ?
— Quel que soit le nom que ça porte, à quoi ça te servirait, tu as déjà un bureau ?
— Un bureau ? Cette planche que tu as posée sur deux tréteaux ?
— À part une ou deux factures, tu envoies combien de courriers par semaine ?
— Et si j’avais envie d’écrire, je ne sais pas, des sonnets, des billets doux ?
— … ?
— Non, sérieux, ce meuble-là serait parfait près de la fenêtre qui donne sur la cour, et il remplirait quantité de fonctions. Réfléchis-y.
Ce qu’il fit, de bonne foi. Sans le savoir, elle avait pointé un tout récent besoin de son mari qui, après vingt années passées derrière des claviers et des écrans, était tenté de renouer, pour des occasions choisies, avec l’écriture manuscrite. Certes, les nouveaux outils de communication lui étaient devenus indispensables, impossibles à remettre en question, mais il lui arrivait de ressentir dans sa correspondance privée un manque de profondeur, de respect, de qualité. Il se mettait à rêver de pleins et de déliés, de grammages de papiers rares, d’encre bleue Aquarelle et, surtout, de phrases, patiemment ciselées à la plume et gravées comme l’expression fidèle de ses sentiments envers ses destinataires. Et si un simple meuble, un peu précieux, un peu vieillot, un peu désuet, conçu tout spécialement à cet effet, un meuble qui avait inspiré tant de correspondances et contenu tant de secrets, lui permettait enfin de franchir ce pas ? En outre, l’acquisition d’un petit cabinet d’écriture tournait en dérision toute cette belle technologie qui avait émoussé son indépendance d’esprit, et privilégié l’immédiateté du message, non sa densité. Mais plutôt que de partager son enthousiasme, il préféra jouer au mari victime des toquades de sa femme ; ne fallait-il pas, de temps en temps, lui donner l’illusion de céder à ses caprices s’il voulait que parfois elle cédât aux siens ?
— On entre juste pour demander le prix, dit-il, ensuite on fuit en courant. Un meuble Empire dans un quartier pareil, c’est notre ruine et celle de nos enfants.
Ils pénétrèrent dans le magasin au son d’un vieux grelot qui annonçait à sa façon que, au-delà de cette porte, le temps ne comptait plus. De fait, ils quittèrent le Paris d’aujourd’hui pour un passé de bric et de broc, aux tons ocre et sépia, où chaque bibelot sollicitait l’imagination du visiteur et ses souvenirs de communale. D’emblée, le mari se sentit presque mal à l’aise au milieu de ces objets dont la petite histoire racontait la grande et le renvoyait à son inculture générale. Jésus-Christ a-t-il connu la marqueterie ? Lequel de Copernic ou de Galilée aurait pu faire tourner cette mappemonde et ses constellations ? Le bouddha en améthyste : volé dans un temple ou made in Taiwan ? Le Directoire ? Avant ou après la Restauration ? Et chacun des deux avait-il duré assez pour créer son style de meuble ?
L’antiquaire, dans une pièce adjacente, rajusta d’un geste délicat le foulard en soie qui lui tenait lieu de cravate avant d’accueillir ses visiteurs.
— Nous nous intéressons à ce petit secrétaire, dit le mari après avoir hésité avec « pupitre ».
— La scribanne, rectifia sa femme.
— Mon bonheur-du-jour ? Comme je vous comprends !
Un « bonheur-du-jour ». Le camouflet de l’homme de l’art au béotien ! Le mari comprit tout à coup pourquoi il avait toujours détesté, dans les marchés aux puces, les types assis derrière leur stand qui, dès qu’un chaland saisissait un vase ébréché, lançaient : Attention, c’est un Daum ! Quelle suffisance ! Après tout, c’était quoi, un antiquaire, sinon un brocanteur pris de mégalomanie ? Cette espèce de lutrin sur pied, un « bonheur-du-jour » ? Tout à coup, l’envie de posséder un meuble ancien lui parut aussi anachronique que sa présence dans ce magasin.
— Époque Louis-Philippe, sobre, haut, avec une petite particularité, son piétement est droit au lieu d’être en sabre, plus courant à l’époque. Si vous posez un miroir sur la console, vous pouvez le transformer en coiffeuse, dit-il à l’épouse.