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Mais après avoir entrevu un monde meilleur, quel besoin ai-je de revenir dans le nôtre, bien plus pragmatique, en demandant à mon compère la moitié de 57 francs, arguant que les bons comptes font les bons amis.

Au regard qu’il me renvoie, je viens de commettre une irréversible erreur. Il atteint ce moment tant redouté où le pochard, dévoré par la fièvre, se retrouve à la croisée de deux chemins : l’un conduit à la réconciliation, l’autre à la guerre. Et c’est le second qu’il emprunte.

Tout à coup, je suis le bouc émissaire de toute son infortune. J’ai le culot de lui réclamer de l’argent comme sa sœur elle-même n’aurait osé le faire, lui qui s’est confié à moi, lui qui m’a ouvert la porte de son repaire, m’a offert la plus belle vue de Paris et m’a invité à partager l’alcool de son pays. Mon bégaiement d’ivrogne a disparu, je lui rappelle que l’on peut glisser à tout moment de ces putains de tuiles branlantes et se retrouver sept étages plus bas. Nous allons donc retourner à pas mesurés vers la petite échelle qui mène aux combles et, de là il pourra regagner sa chambre, moi la rue, et j’oublie la somme misérable que j’ai eu l’indélicatesse de lui réclamer.

Je ne me doute pas que cet appel à la bonne volonté est pire qu’un crachat au visage. Je viens de lui parler comme à un malade mental, j’ai employé le ton condescendant des grands patrons de la psychiatrie qui l’ont interné pour son bien. Désormais, plus personne n’a le droit de lui parler comme à un fou, on ne le regardera plus jamais comme un fou, car plus personne ne lui dira ce qui est bon pour lui en prenant le ton de celui qui s’adresse à un fou. Ou pire, à un enfant. Pendant ses vitupérations, il s’interpose entre la trappe et moi, s’empare de la bouteille d’eau-de-vie, mais à la manière dont il enserre le goulot dans son poing, ça n’est pas pour en prendre une ultime goulée. Plus forte que le vertige, sa rage me terrifie. J’esquive un coup de bouteille en pleine tête, tente une fuite par les airs, je m’agrippe aux cheminées, enjambe un renfort de tôle pour gagner le toit d’un immeuble voisin. Un instant je me sens tiré d’affaire. Dans la pénombre je devine tant d’autres toits, d’échelles, de portes, de trappes, l’une d’elles va bien me sortir de ce cauchemar. Mais le cauchemar me poursuit, me fonce dessus, me roue de coups de pied, je ne sais plus si ce pourri veut juste me botter le cul ou me faire chuter ! Au passage je lui saisis la cheville, ses bras battent l’air, je le lâche, il roule à terre et disparaît dans la nuit.

Au lieu d’un râle de terreur, je perçois un gémissement d’animal pris au piège.

À plat ventre je rampe sur la tôle, regarde en contrebas : son corps est suspendu au-dessus du vide, je ne vois pas son visage, juste ses doigts agrippés à une gouttière.

Seule l’ivresse, la grande ivresse, sait distordre le temps, l’étirer à n’en plus finir, inhiber tout état d’urgence. Cet instant-là a duré moins d’un souffle, et pourtant j’y ai trouvé le temps d’instruire un interminable procès.

Craquements de métal. La gouttière va céder sous son poids. Une voix confuse s’adresse à moi, elle devrait vibrer plus fort que tout et pourtant elle peine à se faire entendre : Cet homme qui va mourir est ton frère. Il suffit de tendre la main pour donner la vie et non la mort, c’est ainsi depuis la nuit des temps. Mais voilà que mon frère se met à brailler comme un veau ! Il va réveiller le quartier, ce con ! Il faut le faire taire ! Ses cris ravivent ma peur et ma peur vire à la rage ! Je t’aurais peut-être tendu la main, fumier, si tu ne m’avais pas volé 57 francs, si tu ne m’avais pas hurlé dessus, si tu ne m’avais pas frappé, si tu ne m’avais pas collé une trouille noire ! La rage de l’homme épouvanté ne connaît aucune limite, elle peut détruire des villes entières, anéantir des armées, saigner le cœur du tyran. La petite voix qui murmurait en moi s’estompe sous les beuglements de ce salaud-là. Pas question de le hisser à nouveau parmi les vivants. Qui sait s’il ne va pas, lui, me faire passer par-dessus bord ?

Une lumière s’allume dans un immeuble alentour, des volets s’entrouvrent.

Mon talon s’écrase, et s’écrase, et s’écrase, jusqu’à ce que ses doigts lâchent prise.

Fracas d’un corps qui crève des carreaux.

Un ouragan de cristal.

Je fous le camp. Des boucles d’acier scellées dans la pierre m’aident à rebrousser chemin, j’agrippe à nouveau les cheminées, retrouve la trappe qui mène à sa soupente. Je me souviens d’avoir remonté le col de mon blouson en dévalant les étages dans le noir, la main sur la rampe. Autant dire vingt mètres d’empreintes digitales laissées en partant. Pendant ma fuite, j’ai peur qu’un obstacle se dresse devant moi mais le danger arrive par-derrière, car l’ennemi est déjà à mes trousses, invisible et plus tenace que toutes les polices du monde. J’ai beau avoir rejoint la rue sans croiser âme qui vive, il est là, me colle aux épaules, et j’aurai beau courir vite, il se glissera dans mon ombre pour ne plus me quitter. Je cherche un cul-de-sac, un terrain vague, un trou pour y vomir, mais je passe d’un réverbère à un autre et jamais les ténèbres n’ont été plus criardes. Un reste d’ivresse me protège encore mais bientôt je vais devoir affronter seul l’ignominie. D’ici là, gagner du terrain, sans courir, résister au cri des grilles de métro qu’on ouvre sur mon passage, refuser de m’y engouffrer. Quelque chose me dit que si j’ai la force de rejoindre mon cabanon à pied, sans me livrer à la police, sans me jeter dans la Seine, j’ai peut-être une chance. La route sera longue et périlleuse mais je dois la parcourir seul et sous la lumière, c’est à ce prix que je resterai invisible.

Je cligne des yeux dans l’aube naissante, je croise des travailleurs, les plus matinaux, les plus courageux, ils s’y précipitent, eux, dans le métro, c’est un jour de turbin comme un autre, ils ne se doutent de rien, les inconscients, les irresponsables.

À un carrefour, j’hésite sur le chemin à emprunter, mon cœur se tétanise, je m’effondre sur un banc, je halète comme un chien malade, la force me manque déjà. Le pire est à venir.

Et pourtant personne ne se met en travers de mon chemin. À se demander si j’ai seulement tué ! Après tout, j’ai juste donné un coup de talon comme on écrase un cafard, on ne va pas me persécuter pour ça. Laissez-moi seul avec ma conscience, je me débrouillerai avec elle, on verra bien lequel de nous deux est le plus fort.

Au jet de bile que je vomis tout à coup, je sais déjà lequel est le plus fort.

Place de la République, des enfants surgissent des portes cochères. J’éclate en sanglots au milieu des passants. Pourquoi ai-je fui, nom de Dieu ? L’accident, c’était jouable. Querelle de pochetrons qui tourne vinaigre. Dans Paris, il y en a mille par nuit. D’autant que j’ai connu un précédent. Une embrouille qui avait commencé rue des Archives pour se terminer au grand dépôt du Quai des Orfèvres, haut lieu des hurlements bachiques. On s’est réconciliés vite fait, l’autre plaignant et moi, par peur de se voir transférés ailleurs. Au lieu de me sauver comme un coupable, j’aurais dû attendre la police, exiger qu’on la prévienne, je suis assez bon acteur pour ça. Avec l’alcool que j’avais dans le sang, on n’aurait pas tiré grand-chose de moi : J’ai rien vu, j’étais au bord du collapsus, ce con-là ne marchait plus droit, déjà sur la terre ferme il tanguait, il chutait même, alors imaginez sur un toit en pente. On m’aurait cru, rien que pour retourner vers des affaires plus sérieuses qu’une dégringolade d’alcoolique. Si j’avais été moins lâche, à cette heure-ci je serais au commissariat, dans une cellule de dégrisement, attendant d’être interrogé par un type déjà fort occupé à séparer les crimes des délits. Avant la fin de la matinée, on m’aurait foutu dehors. Et afin que la gueule de bois me serve de leçon, on m’aurait laissé la tête sur les épaules.