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Quand elle se fut tue, le professeur la remercia, la pria de rejoindre la salle d’attente et de lui envoyer son mari. Lequel prit le temps de la réflexion avant de se lancer dans l’exercice.

— Que vous dire de Justin… Nous lui avons fait passer tous les examens possibles et ça n’a rien donné… Impossible de savoir ce qui a pu se produire… Ce n’était même pas un accident, un traumatisme, non rien, un matin on l’a retrouvé dans son lit, comme ça… Après les premiers instants de stupeur, j’ai paniqué, j’ai cru que la mort était venue habiter son petit corps et que bientôt elle allait nous l’enlever sans dire pourquoi… Mais il y a plus mystérieux que la mort, vous savez… Il y a l’absence… Parfois cette absence me paraît si insupportable qu’il m’arrive de la nier, de faire comme si Justin était encore parmi nous, et je me mets à lui parler, en tête à tête, des heures durant. Jamais je ne lui ai tant parlé… J’en profite pour lui dire tout ce qu’un père doit apprendre à son fils… Un peu comme on le fait pour une personne dans le coma, je lui tiens compagnie en espérant prononcer le mot magique qui le fera se dresser dans son lit en demandant : Papa ? Où sommes-nous ?… Au début, il m’est arrivé de le veiller jusqu’à l’aube… On alternait une nuit sur deux, Hélène et moi… Nous aurions pu payer quelqu’un, ou le placer dans un institut, mais il fallait qu’au moins l’un de nous deux soit présent à son retour… Je ne vous cache pas qu’après la peur c’est la colère qui s’est emparée de moi. Un phénomène qui n’a pas d’explication provoque chez moi un sentiment d’impuissance qui vire à l’indignation puis à la colère. Pas moyen d’obtenir un diagnostic fiable de toutes ces vieilles barbes en blouse blanche, ces patrons, ces mandarins, ces professeurs bardés de diplômes… Je ne vous mets pas dans le même sac, docteur, mais je leur en ai tellement voulu… Ensuite, j’ai été en colère contre moi-même… Il fallait me voir me frapper la poitrine :

Quelle erreur ai-je commise, mon Dieu !… Cette phase-là a duré des mois… Sans doute le besoin d’expier une très grande faute, mais j’aurais tant aimé savoir laquelle… Toute cette colère, j’ai fini par la retourner contre… Justin. Je ne devrais pas le dire mais c’est la vérité, j’étais en colère contre un enfant de dix ans qui a foutu le camp, qui a démissionné. Mais pas seulement… Je lui en voulais aussi pour des raisons parfaitement égoïstes… Au début j’avais honte de le penser, mais maintenant que le temps a passé je peux enfin l’avouer : je le rendais responsable de ma stagnation au sein de mon entreprise. Oui, j’ai fait partie de ces types qui ne vivent que pour leur job, un de ces prédateurs lâchés dans la jungle du libéralisme, obsédés par la conquête des marchés… Mais aujourd’hui je sais que conquérir l’Inde et la Chine n’est rien en comparaison du continent inconnu qu’est l’âme de mon gosse… Il n’y a aucun guide, aucune carte, aucune boussole… Parfois j’ai le sentiment d’aller dans le bon sens et je me perds en route… Mais je cherche encore… Et au début, j’ai bien cru devoir chercher seul… Quand j’ai rencontré Hélène, c’était une demoiselle fragile… C’était même ce côté fragile qui m’avait attiré chez elle… L’affairiste amoureux de la jeune fille qui porte toute la misère du monde sur ses épaules… J’y voyais du romantisme exacerbé quand ce n’était qu’une tendance à la dépression… Quand Justin est arrivé, on aurait dit qu’elle était la première femme à accoucher… Ève en personne que Dieu avait punie : Tu enfanteras dans la douleur !… C’était pourtant elle qui désirait un enfant… Même s’il arrivait un peu tôt dans mon parcours, je ne pouvais pas le lui refuser, c’était ma femme… Après la déprime post-partum, il y a eu la phase fusionnelle… Il m’a fallu longtemps avant de trouver une place sur la photo de famille… Et contre toute attente, quand cette tempête s’est abattue sur nous, Hélène s’est révélée plus costaude que je ne l’aurais cru… Un brusque besoin de solidarité nous a rapprochés. Nous n’étions plus un couple depuis longtemps, nous sommes devenus une équipe… Quand l’un se met à douter, l’autre le soutient. Quand nous sortons d’un hôpital, pas plus avancés que la fois précédente, nous échangeons un regard qui dit : Chéri, il ne faudra compter que sur nous. Je sais maintenant pourquoi je l’ai épousée. L’idéaliste a bel et bien les pieds sur terre. De nous deux, c’est elle la battante ! Certes, notre vie n’est pas exactement celle que j’avais imaginée… Au lieu de passer nos vacances en Californie, nous allons en Vendée, chez mes parents, nous leur confions Justin et nous partons pour quelques escapades dans la région, Hélène et moi… Chaque heure passée à deux, rien que nous deux, est précieuse parce que volée à l’adversité… Nous attendons maintenant que Justin vienne nous rejoindre… Il ne nous manque plus que lui…