Le professeur le remercia et demanda à rester en tête à tête avec l’enfant pour une première prise de contact.
Tout individu, y compris les grands spécialistes qui se retrouvaient seuls face à Justin, à son silence minéral, à son indifférence de statue, perdait vite son sang-froid et cherchait le chaos. Le professeur Rochebrune, pas le moins du monde impressionné, laissa de côté son expertise de praticien pour s’engager dans une sorte de duel flegmatique, car aucun sentiment d’empathie envers un enfant autiste ne le traversait devant Justin : il s’agissait d’admiration. D’instinct il avait reconnu le patient d’exception, au moins aussi fort dans sa catégorie que lui dans la sienne. Le silence qui les liait maintenant était celui du défi, de la mise à l’épreuve mutuelle. De longues minutes s’étirèrent, impitoyables. Le médecin sortit d’un tiroir un paquet de tabac, en démêla quelques brins, propageant dans la pièce une odeur boisée, puis se roula une cigarette d’un geste savant.
— Pour ce que je suis en train de faire en ce moment, je peux être rayé du conseil de l’Ordre. Allumer une clope au beau milieu d’une consultation, enfumer un gosse qui n’aura même pas la ressource de se plaindre… De nos jours, j’encours le bûcher. Même ma femme est persuadée que j’ai arrêté de fumer. Si elle apprenait qu’en cachette je m’en roule une de temps en temps, elle me livrerait une guerre sans merci. Et comme elle a une petite tendance à la dramatisation, elle me ferait miroiter, pour la forme, le spectre du divorce, arguant que là n’est peut-être pas mon seul mensonge. En d’autres termes…
Il s’interrompit pour allumer sa cigarette, bien dodue, craquante. Il inhala une première bouffée et la garda en lui le plus longtemps possible, puis la laissa s’échapper dans un soupir d’aise, comme s’il s’était agi de la meilleure marijuana.
— En d’autres termes, je t’offre de partager mon grand secret en échange du tien.
— …
— Alors maintenant réponds-moi : comment fais-tu ?
La réponse tardait à venir, mais quelque chose dans le visage de l’enfant venait de se détendre.
Justin retint à grand-peine une dernière seconde d’immobilité puis poussa un râle de fatigue et de soulagement mêlés. La statue se fissura tout à coup, et l’enfant se livra à un ballet solitaire, un enchaînement rituel et maîtrisé ; il fit craquer tous ses os de la nuque à la taille, puis sautilla un instant d’une jambe sur l’autre pour raviver ses muscles et dégourdir sa carcasse. Il se racla la gorge pour retrouver sa voix, massa ses joues engourdies et fit quelques grimaces pour retrouver toute la souplesse de ses zygomatiques.
— Question d’habitude, docteur.
Il avait beau s’y attendre, c’était le médecin qui maintenant se statufiait, la cigarette au coin du bec.
— Que ne ferait-on pas pour le bonheur des siens ? poursuivit Justin. Et le bonheur des siens demande parfois des sacrifices. Ah si les parents savaient tout ce qu’on fait pour eux ! Ah s’ils se doutaient un seul instant de la patience et de l’attention dont il faut faire preuve pour les guider dans la vie.
— Combien de temps vas-tu tenir ?
— Ils ne sont pas encore prêts. J’ai peur qu’ils commettent les mêmes erreurs, je les sens fragiles. Dès qu’ils seront sortis d’affaire, je pourrai réapparaître, et je compte sur vous, docteur, pour les préparer à mon retour.
— D’ici là, qu’est-ce que je peux faire pour toi ?
— Prescrire deux séances par semaine, rien que vous et moi, afin que je puisse me détendre un peu et discuter le coup, ce serait déjà une belle étape.
— C’est tout ?
— Non. La semaine dernière ils m’ont planté devant la télévision. J’ai vu passer une pub pour un nouveau biscuit au chocolat, avec une couche de génoise, une autre de nougatine. L’idée d’y goûter m’obsède !
— Je vais me renseigner…
Le docteur ouvrit les fenêtres, brassa l’air pour évacuer l’odeur du tabac, puis se retourna vers Justin :
— J’y vais ?
Après un dernier hochement de tête, Justin retrouva son immobilité et ses yeux morts.
Les parents lui passèrent la main dans les cheveux. Rochebrune affichait son habituel et bienveillant sourire.
— Je ne dirai pas que je suis arrivé à communiquer mais quelque chose s’est passé, il est trop tôt pour dire quoi. Dans les premiers temps, il nous faudra deux séances par semaine. Mais je vous certifie qu’il va faire des progrès fulgurants dans les mois à venir.
Les yeux de la mère et du père se mirent à briller d’espoir. Justin aurait aimé croiser leur regard à cet instant-là.
L’aboyeur
Au 61 rue du Dragon, à Paris, se cache un hôtel particulier derrière un mur d’enceinte orné de médaillons aux motifs allégoriques. En 1667, le duc de Beynel, intendant de justice de Louis XIV, en avait confié la construction à l’architecte Nicolas Le Riche, élève de Mansart. Le bâtiment de 2000 m2 se constituait d’un corps principal entre cour et jardin, avec une aile unique et un grand escalier à deux volets suspendus. Réquisitionné à la Révolution française, puis laissé à l’abandon, l’hôtel de Beynel fut revendu à un maréchal d’Empire, qui le légua, faute de descendance directe, à un neveu, fonctionnaire de l’octroi. Il fut classé monument historique en 1924, notamment pour un plafond peint, fin XVIIIe, par Bastien Bergeret. L’hôtel connut quelques résidents célèbres ; le pianiste américain Louis Moreau Gottschalk, précurseur du ragtime, y donna en 1851 un concert privé pour une centaine de privilégiés, dont Hector Berlioz et Théophile Gautier ; l’actrice Veronica Lake y séjourna en mars 1947 à l’occasion d’un tournage à Paris. L’hôtel appartenait aujourd’hui à M. Christian Grimault, président du groupe Grimault Technologies, détenteur du brevet exclusif d’un ordonnanceur à canal prédictif, principal composant des microprocesseurs qui, dans les années 80, avaient révolutionné l’informatique domestique. Sans famille, sans attaches, Christian Grimault aimait dire aux femmes de passage dans l’hôtel de Beynel qu’il y vivait seul.
Il évitait de préciser qu’un secrétaire particulier, une femme de chambre et une cuisinière y demeuraient à l’année. Monsieur Christian, ainsi dénommé par chacun d’eux, les voyait comme des outils performants, affûtés par de longues années de pratique, polis par l’usage. Maxime, le secrétaire aux allures de majordome, organisait ses journées, réparait ses oublis, le débarrassait des fâcheux avec une patience dont il n’était plus capable. Chrystelle, la cuisinière, devançait ses envies, le surprenait souvent, réussissant même à recréer les saveurs de son enfance. Marika, femme de chambre et bricoleuse de talent, savait rendre à chaque salon son cachet d’origine. Une veille de jour de l’An, il les avait invités tous trois dans un grand restaurant afin de leur rendre hommage.