— Les violons et les serpes sont les plus beaux objets du monde parce que leur forme n’a cessé d’évoluer avant d’atteindre celle qui répondait le mieux aux exigences de leur fonction.
Devant le regard circonspect de ses convives, il avait ajouté :
— Vous êtes mes Stradivarius.
Hormis ses conquêtes, qui avaient le droit de souper dans le « salon des Italiens », Christian Grimault recevait peu. Il s’y voyait parfois contraint quand un ministre ou un magnat de la finance se montrait curieux de l’hôtel de Beynel, si discret dans les guides. Cependant, pour la première fois depuis un siècle, on allait y donner une fête éblouissante, digne du lustre d’antan. Christian Grimault allait avoir cinquante ans.
Au jour dit, Maxime se leva à cinq heures pour pointer une dernière fois la liste des prestataires et fournisseurs qui allaient se succéder tout au long de la journée. Arrivés les premiers, les décorateurs tendirent des draperies gris perle sur les murs de la salle du péristyle qui allait accueillir les invités, dans la salle carrée où seraient dressés les buffets, et dans divers salons destinés chacun à un usage précis. Peu avant quatorze heures, Chrystelle ouvrit ses cuisines aux traiteurs qui investirent les moindres recoins, organisés, silencieux, prêts à honorer une commande tout spécialement élaborée par un chef étoilé. À dix-sept heures, le préposé au fumoir, venu de Suisse, installa sa cave à cigares pleine de divers modules de havanes. Le fleuriste et son commis suivirent de peu, disposant sur les buffets des compositions d’amaryllis à peine écloses, sur les tables des bouquets d’œillets blancs et, au gré des salons, de hauts vases Baccarat d’où surgissaient des arums. Enfin, à dix-huit heures sonnantes, pénétra dans la cour d’honneur un individu portant une sacoche en toile forte et un costume suspendu à un cintre, protégé dans sa housse. Maxime le conduisit directement dans le bureau du maître des lieux, comme celui-ci l’avait exigé. De tous ceux qui allaient jouer un rôle lors de cette soirée de prestige, le seul avec lequel Christian Grimault voulait s’entretenir personnellement était l’aboyeur.
— Vous m’avez été recommandé par Elizabeth Weiss, à Saint-Rémy-de-Provence. Le nom vous dit quelque chose ?
— Les noms, c’est mon métier, monsieur. À cette soirée étaient présents le comte de Marmande, le vice-président du groupe H.A.G., M. et Mme Ruault — les imprimeurs. Deux cent cinquante invités prévus, mais près de trois cents au final. Mme Weiss avait l’air satisfaite.
— Ce soir nous serons cinquante, pas un de moins, pas un de plus. Je veux que chacun d’eux ait l’impression d’être reçu comme un prince. Pour la plupart, ce sera sans doute la seule occasion de leur vie de se voir annoncer par un véritable aboyeur. Je ne quitterai pas ce bureau tant qu’ils ne seront pas tous présents, mais je veux pouvoir entendre chaque nom d’ici, à mesure qu’ils arrivent. J’imagine que vous avez une voix qui porte.
L’homme évalua la distance.
— Ça ne devrait pas poser de problème, monsieur.
— Auriez-vous l’obligeance de passer votre costume ? Vous avez un dressing derrière cette porte.
L’aboyeur réapparut portant les signes distinctifs qu’exigeait sa fonction : une queue-de-pie noire dont les revers étaient reliés par une chaîne en argent, des gants blancs, une médaille épinglée au gilet, une baguette à pommeau d’ivoire. Il pouvait désormais recevoir le visiteur et clamer son nom dans l’assistance. Pendant le court instant que durait l’annonce retentissante de son arrivée, l’invité, tout à coup tiré de son anonymat, se sentait reconnu, honoré, c’était là sa minute de gloire — sans doute aurait-il fait un roi de France tout à fait acceptable. L’aboyeur avait ce talent de faire d’un inconnu un être d’exception : on lui soufflait timidement un nom à l’oreille, et de sa voix de stentor il le restituait avec autorité. Le manant passait pour un souverain, le roturier pour un aristocrate, le quidam pour un notable. Le nom le plus banal, le plus commun, le plus familier, se voyait doté d’une particule invisible et d’un quartier de noblesse imaginaire.
Christian Grimault lui demanda de tourner sur lui-même, puis de prendre la pose, la baguette plantée au sol. L’aboyeur se prêta à l’examen sans perdre sa dignité naturelle.
— Les premiers invités arriveront à vingt heures. Si l’on compte quelques retardataires, votre service se terminera vers vingt-trois heures. Vous serez payé jusqu’à minuit, adressez-vous à mon secrétaire. Une précision : j’imagine que l’on n’écrit pas « aboyeur » sur vos notes d’honoraires. Y a-t-il une désignation plus officielle à votre job ?
— Mettez « huissier de cérémonie ».
— Bien. Avez-vous des questions ?
— J’ai besoin de savoir si sont prévus des invités pour lesquels il faut impérativement annoncer le titre, la qualité, le rang social. Hauts dignitaires, présidents, princes de sang, académiciens, ecclésiastiques ?
— Rien de tout cela.
— Par ailleurs, avez-vous des invités dont le nom présente une difficulté de prononciation ? Je n’aime pas faire répéter pour éviter de froisser.
— Tenez, voici la liste. Vous y trouverez notamment le nom d’un ami gallois qui s’écrit Llewellyn mais se prononce Lou-elen.
L’aboyeur murmura le nom deux ou trois fois, puis passa en revue la liste avant de la reposer sur le bureau.
— Sauf imprévu, nous ne nous recroiserons pas, conclut Christian Grimault. Je vous souhaite bon courage.
L’homme quitta la pièce, rassuré sur l’organisation quasi-militaire de la soirée : horaires cadrés, prestation définie — il serait rentré avant une heure du matin avec 800 euros net. Encore deux soirées à ce tarif dans le mois et les enfants seraient nourris, les factures payées, la toiture en partie réparée. Il se hasarda dans les salles du rez-de-chaussée, contourna les buffets qu’on garnissait de victuailles, puis regagna la salle du péristyle où il allait officier. Dans la cour d’honneur, quatre individus encore habillés en civil posaient les étuis de leurs instruments à même le sol ; deux violons, un alto, un violoncelle. L’aboyeur rendit grâce à son employeur d’avoir choisi, pour accueillir ses invités, un quatuor à cordes. Deux semaines plus tôt, au château de Chenonceau, il avait dû subir un groupe de mariachis s’évertuant à passer pour de vrais Mexicains — les trois mêmes morceaux en boucle jusqu’à la tombée de la nuit.
À 21 h 30, Christian Grimault, seul dans son bureau, face à un miroir en pied, avait revêtu son smoking blanc, taillé à Savile Row, Londres. Il lui restait à opérer un choix apparemment superficiel mais qui en disait long sur la façon dont il voulait être perçu par ses invités : fallait-il nouer, ou non, sa cravate ? Il hésitait entre l’élégance classique de celui qui sait encore faire un vrai papillon sur un col cassé, et l’élégance désinvolte de celui qui s’est affranchi des codes. Au loin, entre les délicats accords d’un concerto de Mozart, il devinait le faible brouhaha des conversations, le tintement des verres, parfois un rire qui fusait, le bruit de la bonne société, feutré, délicat, finement narquois. En revanche — et c’était la première contrariété de la soirée — pas une seule fois la voix de l’aboyeur n’était parvenue jusqu’à lui. Il avait pourtant insisté sur ce point ! Il avait exigé d’entendre le nom de ses convives par ordre d’arrivée, comme s’ils répondaient à l’appel ! Christian n’aurait pu s’empêcher de les compter, il les aurait imaginés, les cinquante au complet, impatients : Où est-il, que fait-il donc ? Il aurait été au centre de toutes les conversations, il aurait retardé son apparition jusqu’à ce qu’on doute de sa présence dans les murs. Ah, n’être qu’une rumeur dans sa propre maison, qui pouvait s’offrir pareil caprice ? Et cette aimable sensation allait être gâchée par l’incurie de ce soi-disant professionnel, incapable d’emphase ! Du reste, lors de leur courte entrevue, à la question : J’imagine que vous avez une voix qui porte, il avait répondu avec son timbre de fausset : Ça ne devrait pas poser de problème, monsieur, sans la moindre conviction, sans aucune envergure ! Comme s’il suffisait de porter cette chaîne d’huissier pour se prétendre aboyeur. Au lieu de faire vibrer l’hôtel de Beynel tout entier, le misérable s’était contenté de grogner, comme un vieillard cacochyme réclame sa soupe. Christian sonna son secrétaire à l’office.