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— Cette Elizabeth Weiss va m’entendre. Elle m’a recommandé un tocard ! Pas un seul nom, Maxime, pas un seul n’est parvenu jusqu’à moi ! J’imagine que les invités s’impatientent. Vous avez repéré ceux qui manquent ?

— …

— … Maxime ?

— L’huissier de cérémonie n’y est pour rien, monsieur.

— … ?

— Personne n’est venu.

— … ?

— Disons que personne n’est encore arrivé.

— Quand vous dites « personne »…

— Personne. Absolument personne.

— Arrêtez de me faire marcher, Maxime.

Et Maxime se mura dans le silence du coupable. Cette fête, ils l’avaient élaborée à deux depuis de longs mois, et si une catastrophe se produisait maintenant, ils en étaient responsables autant l’un que l’autre.

— Mais pourtant je les entends ! Les rires, les verres qu’on trinque, les conversations feutrées ! Écoutez vous-même !

Mais, à part Mozart, Christian n’entendait soudain plus rien de ce qui, une minute plus tôt, sonnait à ses oreilles comme le délicieux écho de sa réussite. Il se précipita, le nœud papillon défait, entre les tables et les buffets où des serveurs en livrée patientaient les bras croisés, puis surgit dans la salle du péristyle, entièrement déserte, hormis la présence de l’aboyeur, toujours hiératique malgré l’absence d’auditoire. Dans la cour d’honneur, un tapis rouge impeccablement lisse n’avait pas été foulé. Le quatuor à cordes, en redingote et perruque poudrée, attaquait un andante sans aucun public.

— Je crois deviner, dit l’hôte à son aboyeur. Mes amis se sont passé le mot pour me faire une surprise. Tous se sont cachés dans un salon où ils m’attendent avec une banderole du type « bon anniversaire ». Des gens d’excellente éducation, que je pensais incapables d’une farce aussi vulgaire.

Ne pouvant confirmer cette hypothèse, l’aboyeur se précipita dans une salle adjacente pour pouvoir offrir une chaise à Christian Grimault, effondré, vidé de ses forces, envahi par un sentiment inconnu jusqu’alors : l’abandon.

— … Auriez-vous l’obligeance de remonter dans mon bureau pour me chercher cette putain de liste des invités ?

* * *

En haut de l’escalier qui dominait la cour d’honneur, Christian Grimault, à près de vingt-deux heures, gardait l’espoir d’un retournement. Maxime avançait les hypothèses les plus absurdes pour expliquer cette spectaculaire désaffection, l’aggravant plus encore. Connaissant son goût pour le mélodrame, son patron le pria de rejoindre l’office où il serait bien plus utile. Pour tenter de comprendre ce qui se jouait dans sa demeure, il préférait avoir pour seul témoin un parfait étranger qui, de par sa fonction, avait connu les cas de figures les plus déconcertants en matière de mondanités. À eux deux, peut-être arriveraient-ils à trouver une explication rationnelle à ce mystérieux précédent. L’aboyeur se retrouva seul face à un homme humilié, désorienté, ayant perdu toute sa superbe depuis leur premier entretien.

— J’ai beau m’arrêter sur chacun des noms figurant sur cette liste, ils font tous partie de mon premier cercle. Et, outre celle de me fêter, tous avaient une bonne raison d’être présents ce soir. Tenez, par exemple… Julius Bronkaerts et sa femme. Ils ne peuvent pas ne pas venir ! Julius est un de mes associés, jamais il ne rate une occasion de se renseigner sur l’état de mes finances, d’interpréter mes signes extérieurs de richesse. Quoi de mieux que cette soirée pour en avoir le cœur net ? Dans un premier temps, ils vont s’émerveiller de ce mystérieux hôtel de Beynel, du luxe que j’y déploie, ils vont compter les bouchons de carafe et repérer les grossiums, les argentiers qui ont fait le déplacement. Puis le soupçon va gagner… Moi qui n’invite jamais, pourquoi m’a-t-il pris l’envie subite d’éblouir ? Cette soudaine et luxueuse hospitalité ne cache-t-elle pas quelque chose ? Dans le monde des affaires, celui qui insiste pour envoyer un message de bonne santé est en général à l’agonie. La banqueroute me guetterait-elle ? M. et Mme Bronkaerts viendront ce soir pour en avoir la preuve.

Christian Grimault jeta un œil vers le portail désespérément fermé. Le quatuor entamait un adagio léger, facétieux, en inadéquation parfaite avec la gravité de l’instant.

— Gaspard Froment, mon ami de toujours, mon vieux Gaspard ! Comment pourrait-il ne pas venir ? Au lycée déjà nous étions inséparables ! C’est le fidèle parmi les fidèles. Mon canal historique à lui tout seul. Quand il m’arrive d’oublier une anecdote sur ma propre enfance, c’est lui que j’appelle. Si quelqu’un devait un jour raconter l’histoire de ma vie, ce serait lui, comme je saurais raconter la sienne. Pas le moindre contentieux entre nous, pas de cadavre dans le placard, pas de vieille rancune. Après tout ce temps, il nous arrive de nous en étonner. Parfois, sous couvert de notre amitié de quarante ans, il s’autorise à aller un peu loin… Vous savez, le fameux devoir d’ingérence des amis de toujours. Il a le droit, selon lui, de me dire la vérité. Et il s’en targue auprès de ceux qui n’ont pas cette légitimité. Moi, Gaspard, je peux dire à Christian qu’il s’endurcit, qu’il sort avec une morue, qu’il ne devrait pas se comporter ainsi avec x ou y. Partisan du « qui aime bien châtie bien », il s’autorise à me reprendre sur presque tout. À croire que je ne l’aime pas si bien que ça puisque je ne lui fais jamais de reproches ! En règle générale, il se réjouit de mon succès. Il m’envie sans me jalouser. Il connaît mieux que moi le détail de mon train de vie. C’est nouveau ta Porsche CarreraTu vas la mettre où, la seconde place du garage est prise par la Maserati ? Et pourquoi l’as-tu prise rouge ? Rouge c’est pour les Ferrari, gris pour les Porsche ! Souligner mes fautes de goût l’amuse. Il n’aime rien tant que me faire passer pour un nouveau riche. Parfois il crie haut et fort qu’il ne peut pas se permettre de s’offrir ceci ou cela pour me renvoyer dans mes cordes dorées de millionnaire. Mon ami Gaspard aime mesurer le chemin parcouru, mais parfois il le fait avec des outils de haute précision, un pied à coulisse, un rapporteur, une loupe. Il y a dix ans de cela, je l’ai invité trois jours à Vienne, dans le plus luxueux hôtel, l’Imperial. Nous y avons passé trois jours exceptionnels. J’ai voulu renouveler l’expérience, mais cette fois j’ai réservé au Sacher, l’autre grand hôtel de Vienne, un lieu chargé d’histoire, de tradition. Certes un peu moins luxueux que le précédent, un peu moins ostentatoire, mais au cachet authentique. Gaspard a passé trois jours à se plaindre. Tout était moins bien qu’à l’Imperial, le spa moins grand, le room service trop lent, le dry Martini trop mouillé. Par ma faute, il s’est senti rétrogradé. Comment ce soir pourrait-il ne pas venir pour une revue de détails ? Remarquer que le foie gras ne vient pas de chez Plantain, que j’aime m’entourer de courtisans, que mon nouveau vase daté de l’époque Song est « tardif » ? Croyez-moi, il sera des nôtres.