Pour l’aboyeur, c’était le monde à l’envers. D’habitude chargé de noter les présents, on le conviait pour la toute première fois à pointer les absents. Certes on ne se confiait jamais mieux qu’à un inconnu, et en acceptant ce rôle, il justifiait son salaire.
— Martin et Delphine de Vizieux ! Ces deux-là non plus ne peuvent pas ne pas venir ! Ce sont des parasites mondains, cotés en bourse, cousus d’or, mais des parasites pourtant, insoupçonnables. Tous deux souffrent d’un mal étrange qui leur fait perdre toute dignité : ils ont la passion du gratuit. C’est une obsession contre laquelle ils ne peuvent rien, les malheureux. Face au gratuit, ils perdent toute éducation, tout sens du ridicule, tout contact avec le réel : ils sont pris de fièvre. Quand ils s’attaquent à un buffet, ils ne le lâchent plus, ils se renseignent sur l’état des stocks. Il reste du thon rouge ! Le sucré arrive dans dix minutes ! Ils engouffrent sans faim, éclusent sans soif, et je suis bien certain que Delphine n’aime pas le champagne. Ils font la queue des heures, une assiette à la main, comme s’il s’agissait de rations de guerre. Car c’est bien une bataille qu’ils vont devoir livrer, et forcément perdre : les ennemis sont si nombreux. Après leur pillage ne restent que décombres. Un champ couvert de morts sur qui tombait la nuit dirait Victor Hugo. Ils viendront.
Maxime vint interrompre son patron : fallait-il remettre au frais les entrées ou réchauffer les viandes ? Christian exigea qu’on lui foute la paix.
— Et Anita Royer ? Je me demande pourquoi elle n’est pas encore là, celle-ci ! Anita Royer, ce nom vous dit quelque chose, non ?
— C’est une comédienne ? Qui connaît quelques beaux succès au théâtre comme au cinéma ?
— Elle-même. Très belle, talentueuse, célibataire. Nous nous sommes rencontrés il y a trois mois lors d’une avant-première. Au dîner qui suivait la projection, nous nous sommes amusés à échanger les cartons de table afin de nous retrouver côte à côte. Ce fut un moment charmant, j’ai joué l’admirateur, curieux des anecdotes que les gens de cinéma aiment tant raconter. Nous nous sommes revus pour souper en tête à tête après sa sortie de scène d’un grand théâtre parisien. Compte tenu de sa notoriété, il nous a fallu trouver un endroit discret. Je la revois, drapée dans son étole, préservée des regards. Nous parlions à voix basse, clandestins. J’ai bien senti qu’entre-temps elle s’était renseignée sur Grimault Technologies. Elle avait beau jouer la fille perdue dans ce monde compliqué de l’électronique, ses questions étaient loin d’être innocentes. Ah vous possédez un jet ? Pas à titre privé, il appartient à la compagnie, mais je m’arrange pour prolonger mes déplacements professionnels de quelques week-ends opportuns. J’ai entendu dire que vous viviez dans un très bel endroit, rue du Dragon ? Je l’invite alors à visiter l’hôtel de Beynel à l’occasion de mon cinquantième anniversaire, elle accepte avec enthousiasme. Et vous savez pourquoi ? Parce qu’elle est curieuse de l’architecture parisienne du XVIIe ? Non, elle viendra parce qu’on ne lui propose plus les mêmes rôles qu’avant. Il y a encore dix ans, c’était la sauvageonne que l’on finit par dompter à force de patience et d’amour. Aujourd’hui, elle reçoit des scripts où elle n’apparaît qu’à la page 30 dans le rôle de la meilleure amie qui, si l’on n’y prend pas garde, peut devenir une rivale. La cote d’alerte a été atteinte quand on a pensé à elle pour le rôle de la mère d’une sauvageonne que l’on finit par dompter à force de patience et d’amour. Ce jour-là elle a eu besoin de faire un point sur sa carrière, de songer à sa vie de femme. Tout à coup, elle en a eu assez des liaisons avec des acteurs, des metteurs en scène, des auteurs, tous dotés d’un ego surdimensionné. Elle s’est dit qu’une relation stable avec un homme travaillant dans un domaine non artistique mais néanmoins créatif, un homme rassurant, présentable en société, un célibataire couru, qui fait parfois la une des revues scientifiques, un capitaine d’industrie qui aurait son hôtel particulier rue du Dragon, qui disposerait d’un jet privé, cet homme-là était peut-être celui sur lequel s’appuyer, et pourquoi pas, faire une fin. Elle viendra ce soir, c’est l’occasion rêvée pour une expertise plus approfondie.
Il se tut un instant, quand soudain une fresque de lumière vint balayer la façade de l’hôtel — Grimault avait demandé au technicien de mettre en marche le dispositif à la nuit tombante. Tout à sa consternation, les yeux rivés sur sa liste, il ne remarqua pas le carrousel de couleurs qui dansait autour d’eux.
— … Jean-Claude Munck et sa femme Sylvie ! Ils viendront aussi, et pourtant ils auraient adoré refuser ! C’est même un but en soi : refuser donne un sens à leur vie. Pour eux, l’essentiel était de recevoir l’invitation, assister à la soirée n’est plus qu’une corvée. Je vous décris le processus : ils apprennent par la bande que je donne une fête à l’hôtel de Beynel, et dès lors une angoisse les tenaille : vont-ils faire partie de mon petit cercle de privilégiés ? Chaque soir ils évoquent la question : Rien dans la boîte ? Pas de mail au bureau ? Même pas un petit message ? Bientôt, le doute s’instaure. Jean-Claude passe en revue toutes les raisons légitimes de se voir invité et parvient à la conclusion que si le mot « ami » veut dire quelque chose, ce quelque chose nous lie. Ils apprennent que les Untels et les Untels font partie, eux, des heureux élus. S’ensuit une nuit d’insomnie où Jean-Claude et Sylvie se voient désormais rejetés par le réseau qui gravite autour de moi, ils évaluent les risques de se voir exclus de tel ou tel cercle, privés de tel ou tel contact. Ils dégringolent tout à coup de l’échelle sociale, c’est le déclassement, la disgrâce. Mon Dieu, quelle faute ont-ils bien pu commettre ? Au matin : miracle ! Le bristol est dans la boîte ! Rassurés, les Munck ! Ils en sont ! Mais le jour J, à l’heure où ils devraient passer leur tenue de soirée, ils traînent des pieds, ils soupirent : les réjouissances programmées, ça n’est pas leur truc. Ils seraient bien mieux à la maison devant un bon film au lieu de faire des simagrées au milieu de nantis. Et si on n’y allait pas ? Ils discutent âprement le pour et le contre. Jean-Claude fait l’inventaire de ce qui nous lie et parvient à la conclusion qu’après tout, nous ne nous connaissons pas si bien que ça. Peut-il, à proprement parler, me considérer comme un « ami » ? Un ami, c’est bien autre chose, non ? Toutefois, en se défilant, ils prendraient le risque de se voir rayés des listes, et ça, plutôt mourir. Un jour, peut-être, si la roue tourne dans le bon sens, ils pourront enfin s’offrir le luxe de dédaigner, mépriser, rejeter, snober, fuir. Mais d’ici là, ils vont surmonter cette énième épreuve. Vers une heure du matin, Sylvie va piquer du nez dans un canapé pendant que Jean-Claude reprendra un armagnac de trente ans d’âge.
Le confident malgré lui se souvint que les tout premiers aboyeurs étaient chargés d’annoncer les visiteurs dans la chambre du roi. Quoi de plus tragique qu’un roi en mal de compagnie ?