— Celui-là ne peut pas ne pas venir : quel frère raterait l’anniversaire de son aîné ? Je crois n’avoir oublié aucun des siens, quel que soit son âge, où que je me trouve sur la planète. En mars dernier j’avais beau être en Californie pour signer un contrat, j’ai réussi à lui faire parvenir, le jour dit, une paire de bottes en cuir de buffle dont il rêvait adolescent devant un poster de Bruce Springsteen. Alain et moi sommes nés à Paris mais tous nos souvenirs d’enfance sont liés à notre maison de vacances près d’Étretat. La mer, les falaises, les mystères de l’Aiguille creuse. J’étais l’amiral, il était le mousse. J’étais d’Artagnan, il était les trois autres. Peu après avoir fondé ma première société, j’ai proposé à Alain de venir travailler avec moi, mais il a préféré s’exiler en Asie du Sud-Est pour fuir mon ombre tutélaire qu’il trouvait trop présente. Bien des années plus tard, nous sommes revenus sur cette période et nous avons vidé tous les abcès. Nous nous entendons à nouveau comme deux frères. Certes nous connaissons les étapes que toute fratrie doit surmonter, souvent dans la douleur. Depuis le décès de notre père, maman s’est installée dans la maison d’Étretat, que j’ai dû entièrement médicaliser, avec infirmière à demeure, une vraie petite clinique. Le jour où elle nous quittera, nous aurons à affronter lui et moi une ultime épreuve : nous partager un héritage qui comprend la maison, la Triumph de papa, et un peu de bimbeloterie dans la boîte à bijoux de maman. Le tout a une valeur marchande dérisoire, à tel point que, si j’héritais de l’ensemble, je ne le verrais même pas apparaître sur mon compte en banque. En revanche, cela consoliderait le patrimoine de mon frère de façon notable. Ayant toujours trouvé sordides les affaires de succession qui déchirent les familles, je lui aurais volontiers laissé le tout s’il n’avait pas eu la maladresse d’évoquer les raisons, légitimes selon lui, que j’avais de… lui laisser le tout. Il considère que je n’ai aucun besoin d’une maison en Normandie puisque j’en ai déjà trois, dont l’hôtel de Beynel. Que les bijoux de notre mère ne me serviraient à rien puisque je n’ai pas d’enfant et que lui a deux filles. Que je n’ai rien à faire d’une moto puisque je raffole de voitures de sport. Et il a eu le malheur d’ajouter que ces biens n’avaient qu’une valeur sentimentale. Parce que, cela va sans dire, seul Alain peut attacher de l’importance à la valeur sentimentale des choses, car Christian, l’homme d’affaires qui a réussi, ne se soucie que de leur valeur marchande. Comme si je n’avais pas fait mes tout premiers pas sur le tapis du salon de cette maison-là, comme si notre père ne m’avait pas fait faire le tour du pays sur cette moto-là, comme si je ne figurais pas sur la photo de ses enfants dans le médaillon de ma mère. Si mon idiot de frère s’était tu, je lui aurais laissé le sentimental comme le marchand, mais depuis qu’il voit en moi le requin qui en veut toujours plus, nous procéderons devant le notaire comme notre mère l’aura souhaité. Et vous savez pourquoi il viendra ce soir ? Pour me prouver que lui sait faire passer le sentimental avant tout.
Un flot impossible à endiguer. Une catharsis. Christian Grimault refusait l’inacceptable. Et devant témoin.
— Je retourne cette liste dans tous les sens et n’y trouve que des personnages indispensables. Ceux qui ont résisté au temps. Ce Bertrand Lelièvre et sa femme Marina ne peuvent pas ne pas venir, ils me doivent tout ! Il y a quinze ans, Bertrand a cherché à me rencontrer parce qu’il m’« admirait » disait-il. Il a voulu à tout prix entrer à mon service et il y est parvenu. Il venait travailler à la boîte comme on va à l’université : pour les autres c’était un job, pour lui une formation. Lors d’un briefing avec des partenaires italiens, il tombe en pâmoison devant une jeune stagiaire de Milan. Il en perd le boire et le manger, il me confie son trouble. Ému par tant de passion, je me débrouille pour proposer à Marina un poste à Paris, qu’elle accepte sur-le-champ, et je l’installe dans un box situé en face du bureau de Bertrand… Ils ont eu deux enfants, dont l’aîné s’appelle Christian. Quand plus rien de mon management ne leur a été étranger, ils ont voulu fonder leur propre société, et loin de me sentir trahi je leur ai souhaité bonne chance. Au passage ils emportaient un bon carnet d’adresses et quelques-uns de mes clients. Ils ont connu un certain succès mais ils ont vu grand, sans doute trop vite. Ils ont placé leur société en bourse mais en moins de deux ans l’action a perdu la moitié de sa valeur. Dépôt de bilan six mois plus tard. Et vous savez ce que j’ai fait, au lieu de me réjouir de la ruine d’un concurrent ? Je les ai repris à mon service. Ces deux-là me doivent à la fois leur bonheur et leur salaire, et ils pourraient ne pas venir à mon anniversaire ? Certes des esprits malveillants pourraient penser que je les invite pour leur montrer ma suprématie, mon invulnérabilité, leur dire que, s’ils s’y étaient pris autrement, ils seraient peut-être aujourd’hui les heureux propriétaires de l’hôtel de Beynel. Ce serait me prêter beaucoup de sournoiserie !
Maxime osa réapparaître pour annoncer que le cuisinier avait rafraîchi les entrées et qu’il attendait un signal avant de lancer les homards. De guerre lasse, Grimault l’autorisa à procéder comme il l’entendait pourvu qu’il s’éloigne.
— Quant à cette Jeanne Vandelle, mariée à Mathieu Vandelle, elle viendra. Et vous savez pourquoi ? Parce que c’est mon ex-femme. Nous nous sommes mariés à l’âge où l’on s’imagine que l’alter ego existe. Neuf ans durant, elle a été une Mme Jeanne Grimault parfaite, racée, brillante, consciente de son rôle chaque fois qu’elle apparaissait à mon bras. Je ne l’ai jamais trompée et, je crois, elle non plus. Quand nous nous sommes sentis tous deux en bout de course, nous nous sommes séparés d’un commun accord sans le plus petit sentiment d’échec. J’étais présent à son remariage avec Mathieu Vandelle, le patron de presse. Jeanne a eu les deux enfants que nous n’avions pas réussi à avoir ensemble. Ce soir, elle viendra, et vous savez pourquoi ? Parce qu’ici, dans un petit cabinet privé, est entreposée une statue d’elle en pied, telle qu’elle était à trente ans. Je l’avais commandée à un sculpteur américain aujourd’hui disparu. J’avais choisi une pose très chaste, on la voit debout, les bras croisés sur sa poitrine, retenant une bretelle de sa robe qui tombe sur son épaule. C’est une œuvre splendide dont Jeanne et moi étions très fiers. Aujourd’hui, quand je veux me replonger dans ces années-là, il me suffit de me retirer dans ce petit cabinet et de passer un moment en compagnie de cette sculpture, bien plus évocatrice que n’importe quel album photo, n’importe quel film. Il se trouve que Jeanne veut désormais la récupérer au nom du « droit moral ». Elle me soutient que cette pièce lui appartient autant qu’à moi puisqu’elle représente son corps. Quand je lui rétorque que j’ai commandité l’œuvre, elle ne veut rien entendre. Ajouté au fait que l’artiste est devenu très célèbre depuis, et que le musée de Boston, dont il était originaire, veut l’exposer dans sa collection permanente. Ils m’ont fait une très belle offre de rachat. Cette idée rend Jeanne malade et son mari plus encore. Lui aussi m’a fait une très belle offre. Il trouve légitime de posséder l’effigie de sa femme au lieu de l’exposer à des milliers d’inconnus. Au jour d’aujourd’hui, j’hésite. Dois-je la garder comme le dernier vestige de notre amour ? Dois-je la céder au musée pour faire de Jeanne une véritable œuvre d’art et ravir des générations de visiteurs à venir ? Où dois-je la rendre à son modèle, en la vendant à Mathieu Vandelle, qui la mettra sous clé ? Ce soir, ils viendront tous deux pour constater que je tiens la sculpture à l’abri des regards, et pour me faire une nouvelle offre. Voilà pourquoi Jeanne sera présente. Et non en souvenir des années passées.