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La cour d’honneur était maintenant éclairée par des photophores qui bordaient le tapis rouge. Gagné par le découragement, Christian Grimault se retint de déchirer sa liste et mettre tout le monde dehors.

— M. et Mme Dos Santos viendront. Pour eux c’est une question de survie. Je leur ai lancé cette invitation comme on lance une bouée de sauvetage. Les Dos Santos ne sont plus rien mais ils ont été. Des mécènes. Des seigneurs. Un couple mythique. Ils ont reçu à leur table les plus grands artistes, les plus grands intellectuels de la fin du XXe siècle. Ils ont vécu leur âge d’or dans leurs nombreuses résidences de par le monde. Jadis, ils ont même connu les anciens propriétaires de l’hôtel de Beynel et les fêtes qu’ils y ont données. Aujourd’hui, ils ont brûlé tous leurs vaisseaux, épuisé toutes leurs ressources. À soixante-quinze ans, Marie-Paule Dos Santos a empoigné pour la première fois une poêle à frire. Germain Dos Santos revend sur eBay sa bibliothèque, dont la plupart des ouvrages sont dédicacés : Picasso, Michel Foucault, Susan Sontag. Aujourd’hui, plus personne ne les connaît ni ne les reconnaît. Les Dos Santos ? Ils sont encore vivants ? Pour moi, ils le sont toujours. Je les ai justement invités pour qu’ils retrouvent, l’espace d’un soir, la place qui était la leur. Ils viendront. Vous savez pourquoi ? Par nostalgie pour le faste d’antan ? Non, ils viendront pour se consoler à l’idée que ce monde perdu, ce monde de prestige et d’érudition, ce monde qu’ils ont contribué à faire vivre, ce monde-là est maintenant entre les mains des marchands, des incultes et des Christian Grimault. Voir un type comme moi vivre dans l’hôtel de Beynel, c’est comme une chevalière en toc dans un écrin de soie. Ils viendront pour se persuader de n’avoir rien à regretter. La bonne société se retrouve autour d’un Christian Grimault ? Après les seigneurs, voici venu le temps des arrivistes. Ce triste constat rendra leurs vieux jours moins amers.

Sentant poindre la délivrance, l’aboyeur quitta sa chaise un instant trop tôt.

— Et celui-ci ? S’il y en avait un seul à sauver ce serait lui, Étienne Wilmot, mon Étienne… L’ami que l’on voit peu mais qui reste si proche. Il fait mentir le proverbe qui dit que loin des yeux loin du cœur. Si je devais appeler quelqu’un à l’aide à deux heures du matin, ce serait lui. Comment pourrait-il rater ce soir un rendez-vous si important à mes yeux ?

— Et pourtant, il ne viendra pas, dit l’aboyeur, qui intervenait pour la toute première fois.

— … Comment pouvez-vous affirmer une chose pareille, monsieur l’huissier de cérémonie ?

— Parce qu’il est mort.

— … ?

— J’ai été embauché à l’occasion d’un vernissage privé, à Saint-Paul-de-Vence. M. Étienne Wilmot figurait sur la liste des invités mais un de ses proches a appelé pour annoncer qu’il venait de succomber à un cancer du pancréas. Je suis désolé de vous l’apprendre dans ces circonstances, monsieur.

— … Cela date de quand ?

— L’année dernière, début février.

Tout à coup, la sonate de Mozart prit des accents hideux. Christian demanda aux interprètes de cesser immédiatement. Un de ses amis était mort et on lui annonçait la nouvelle un an plus tard.

Il était temps de revoir quelques certitudes à la baisse.

* * *

À 23 h 15, dans la salle du péristyle toujours vide, l’aboyeur attendait qu’on lui donne congé. Il se souviendrait longtemps de cette étrange soirée où il n’avait annoncé personne mais où il avait assisté à un exploit : un homme seul en avait fait fuir cinquante. Malgré les moyens mis en œuvre — mets rares, grands crus classés, lumières savantes, Mozart, perruques, etc. — tous ses amis avaient répondu absents à l’appel. Seul un individu hors du commun était capable de provoquer une des plus grandes débâcles de l’histoire de la fête. Dieu sait si dans sa carrière il avait assisté à des ratages en demi-teinte, des événements boudés, des cocktails ennuyeux, mais jamais, absolument jamais cette totale désertion qui semblait être le fruit d’un complot. Mais comment imaginer cinquante personnes se passer le mot, s’envoyer des messages, coordonner leurs efforts pour créer cette solidarité diabolique ? Et comment imaginer l’inverse ? Cinquante défections individuelles, non concertées ? Dans les deux cas, Christian Grimault avait suscité toute une palette de ressentiments allant de l’indifférence à la haine ; il pouvait se vanter de détenir la collection complète. Contre toute attente, cette détestation généralisée inspirait la sympathie de l’aboyeur.

Les musiciens se reposaient, les instruments dans leur étui, la perruque à la main, assis sur le banc de pierre en bordure de la cour d’honneur. À Mozart succédait le bruissement du vent dans les branches du cèdre avec, au loin, les derniers échos de la ville. Christian Grimault réapparut en bras de chemise, manches relevées, une bouteille de vodka dans une main et deux verres à shot dans l’autre. Les musiciens se reperruquèrent tout à coup, reprirent le concerto no 8. Grimault s’assit en haut des marches, face à la cour d’honneur.

— Venez vous asseoir à mes côtés, monsieur l’huissier de cérémonie.

Et comme celui-ci hésitait, il ajouta :

— Je sais, il est tard. Je vous propose un dédommagement, disons 500 euros et un taxi de retour.

Malgré ses nombreux défauts, Christian Grimault savait inspirer l’empathie de ceux qu’il employait. Il versa la vodka dans les petits verres givrés.

— Je ne devrais pas, monsieur.

— Ne me laissez pas boire seul, allez. Qu’avez-vous à craindre ? Écorcher un nom de famille ? Ils ne viendront plus, considérez que vous n’êtes plus en service. À moins que vous ne préfériez un autre poison ? Allez voir du côté du bar, il y a quantité d’eaux-de-vie, dont certaines mises en bouteille sous Napoléon III.

— La vodka ira bien.

— Et débarrassez-vous de votre chaîne et de votre baguette d’huissier. J’ai l’impression d’être en cellule de dégrisement.

L’homme ôta sa veste en queue-de-pie, sa chaîne, sa médaille, puis les disposa avec soin sur le dossier d’un fauteuil. Un inconnu qui serait apparu à ce moment-là n’aurait su dire qui était l’hôte, qui était l’aboyeur.

Ils trinquèrent, silencieux, puis contemplèrent un instant la nuit étoilée. Mozart avait retrouvé sa joyeuse solennité.

— Savez-vous pourquoi j’ai voulu fêter mes cinquante ans ?

— Parce que c’est un âge symbolique dans la vie d’un homme ?

— J’avais une raison bien plus profonde, bien plus personnelle. Une raison que j’ai voulu ignorer tant d’années durant mais, maintenant que j’ai fait le compte de mes amis, je suis bien forcé de me rendre à l’évidence : cette raison-là passait avant toutes les autres.

Bien moins acrimonieux, il venait d’admettre que son seul ennemi véritable était déjà dans la place.

— J’avais vingt-quatre ans. Grimault Technologies commençait à s’implanter en Europe et de grands pontes de Silicon Valley cherchaient à me rencontrer. La boîte comptait alors une trentaine d’employés dont une petite secrétaire au service facturation et recouvrement : Anna, vingt-deux ans, aucune formation particulière, aucune ambition professionnelle, le genre de salarié qui considère que sa vie s’exprime partout ailleurs que dans l’entreprise. Sa vie, c’était peindre, admirer la peinture des autres, courir le demi-fond, découvrir l’Afrique noire, se gaver de films italiens, qu’ils fussent sublimes ou complètement ineptes. Afin que cette vie-là soit possible, elle consentait à donner quarante heures de présence par semaine à Grimault Technologies, avec ponctualité et sérieux. En posant les yeux sur elle s’est imposée à moi une expression aujourd’hui vide de sens : Anna serait la femme de ma vie. L’unique, la dernière.