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Pour l’aboyeur, l’expression n’était pas vide de sens.

— Aujourd’hui, j’ai une vision bien plus pragmatique des rapports de couple ! Je passe un contrat avec une femme, qui n’est ni celui du maire ni celui du prêtre, mais un contrat tacite qui comprend beaucoup d’alinéas, dont certains sont écrits en tout petits caractères. Selon moi, les couples qui durent sont ceux qui ont lu ce contrat avec précision, y compris les petits caractères, qui le signent et qui s’y tiennent. Mais à l’époque j’avais encore tout à apprendre de la jurisprudence amoureuse. D’autant que notre histoire partait mal : j’étais le patron. J’avais beau être un jeune homme désinvolte en amour comme en affaires, je n’allais pas commettre l’erreur de coucher avec une secrétaire. Je me suis donc contenté de la voir passer dans le couloir, je l’ai ignorée dans l’ascenseur, j’ai rougi chaque fois qu’elle se penchait vers moi avec un parapheur. J’espérais m’affranchir avec le temps du besoin de la conquérir. Jusqu’au jour où, dans ce parapheur, j’ai trouvé sa lettre de démission. Avec, en nota bene : Signez et vous pourrez m’inviter à dîner.

— Ça ne manquait pas de panache.

— Nous avions désormais tout le temps de nous découvrir, et nous nous y sommes employés avec rage. Je l’ai présentée à ma famille, je l’emmenais partout, je tenais à ce qu’elle soit présente durant mes négociations importantes : je n’avais confiance qu’en elle. Anna aurait pu dresser le portrait de mes ambitions, de ma cruauté en affaires, de ma sévérité envers mon entourage. Au bout de trois ans, elle m’a fait ses adieux, je m’en souviens mot pour mot : Tu vas devenir très puissant, très craint, tu ne pourras pas faire autrement, c’est inscrit en toi, tu es un prédateur. Ça n’est ni bien ni mal, c’est comme ça. Tu vas tout sacrifier à ton ambition, et les plus proches seront les plus touchés. Qui sait, à cinquante ans tu seras peut-être un type bien. Apaisé, réconcilié. J’envie déjà celle qui partagera ta vie. Mais d’ici là tu vas souffrir et faire souffrir. Je suis une fille simple, sereine. Ta guerre n’est pas la mienne. Je t’ai rencontré trop tôt, Christian Grimault. Et je penserai toujours à toi avec tendresse.

L’aboyeur se demandait combien de fois, en vingt-cinq ans, il avait retourné ces phrases en tous sens sans pouvoir leur en donner un seul.

— À cinquante ans, tu seras peut-être un type bien, qui sait ? À cause de la prophétie d’Anna, j’ai lancé cette invitation. Il était temps de mesurer le chemin parcouru. De me faire une idée de celui que j’étais devenu. Ce soir, j’ai ma réponse.

* * *

Dans la salle carrée on regarnissait les buffets, froids, chauds, viandes, poissons, volailles, tous sans exception. Christian Grimault invita son aboyeur à se servir, comme un pied de nez aux absents : si cinquante personnes avaient boudé ses agapes, une seule en était digne.

— Le reste sera livré dès demain à des organisations caritatives. Mais ce soir nous allons faire honneur à ce buffet pour qu’il existe au moins dans notre souvenir.

Habitué au sandwich qu’on daignait lui préparer à l’office, avalé debout au milieu du va-et-vient des serveurs, l’aboyeur se sentit intimidé, l’assiette à la main, le ventre creux, devant la profusion, le raffinement. Grimault avait raison en prononçant le mot souvenir, car plus jamais l’occasion ne serait donnée à un pauvre huissier, fût-il de cérémonie, de goûter à tant d’excellence. Les saveurs seraient vite oubliées, seule l’histoire homérique de ce buffet resterait intacte dans sa mémoire. Il la raconterait longtemps.

En s’approchant de la table des dîneurs, le quatuor à cordes eut enfin le sentiment de jouer pour un public. Presque agacé, Grimault les vit tout à coup comme un orchestre de restaurant russe qui fait pleurer les violons en attendant le pourboire. Néanmoins, l’idée était à retenir.

— Ils commencent à nous soûler, les baroques, vous ne trouvez pas ?

Trop intrigué par le bleu du homard bleu, l’aboyeur ne l’écoutait pas.

— Messieurs, pourriez-vous nous jouer quelque chose d’un peu tzigane, qui irait avec la vodka ? C’est sûrement dans vos cordes, si je puis dire.

— … Tzigane ?

— Le montant de vos prestations en serait majoré, cela va de soi.

Après concertation, les musiciens se sentirent capables de relever le défi pour peu qu’on les autorise à tomber redingote et perruque. Christian les remercia pour cet effort. Puis il invita son aboyeur à se rapprocher du buffet des pâtisseries, plus pour le plaisir des yeux que par réelle gourmandise.

— Je vous conseille ces macarons grisâtres, ils sont à la truffe blanche. J’imagine demain la tête du clochard qui, après en avoir avalé un ou deux, demandera : ils sont à quoi, ces trucs ?

L’aboyeur ne détestait rien tant que le cynisme, a fortiori celui des puissants, mais dans la bouche de Christian Grimault pareille remarque se voulait plutôt bienveillante. Là se situait le charme de sa conversation, cette faculté de faire passer une horreur pour un compliment ou un compliment pour une horreur. Il pria son secrétaire de faire disparaître les buffets au plus vite, de les emballer, de s’en débarrasser aux premières lueurs du jour. Puis il s’éclipsa dans le fumoir pour y choisir un havane. L’aboyeur en profita pour appeler sa femme. Il allait rentrer tard mais avec une belle rallonge en poche, je t’expliquerai, qu’elle ne s’inquiète de rien, son client était un peu spécial mais pas question de le lâcher maintenant, je t’expliquerai, encore une heure, deux maximum, je t’expliquerai.

Puis il retrouva Christian Grimault le cigare à la main, en haut des marches de la cour d’honneur.

— Votre femme doit se dire que vous êtes encore tombé sur des dingues.

— Elle préférait quand j’étais huissier au ministère, j’avais des horaires classiques.

— Au ministère ?

— Il y a longtemps j’étais chargé d’autoriser l’accès d’un cabinet ministériel. J’aurais pu ouvrir ou fermer cette satanée porte jusqu’à la retraite ! Je suis allé tenter ma chance comme aboyeur pour réceptions privées. Je me suis fait faire une réplique exacte de mon costume de l’époque pour garder ce côté officiel. Ma médaille est une copie en toc de celle que j’avais à l’époque, qui elle-même était une copie de celles des aboyeurs à la cour du roi. Aujourd’hui, nous devons être quatre ou cinq en France à faire ce job. Quel que soit le luxe déployé, les gens se souviennent d’une réception uniquement parce qu’un aboyeur était présent. Si vos invités étaient venus ce soir, la plupart d’entre eux auraient dit un jour : C’est ce fameux soir où un type en queue-de-pie a crié notre nom. Et non pas : Rappelle-toi, c’était dans l’hôtel de Beynel ! À chaque rentrée scolaire, quand mon Damien qui a douze ans remplit sa fiche de renseignements, il écrit dans la rubrique « profession du père » : chambellan. C’est adorable, non ?

— J’imagine que même les aboyeurs ont un nom. Depuis le début de cette soirée maudite, je n’ai même pas eu la courtoisie de demander le vôtre.

— Frédéric Perez. Tout le monde m’appelle Fred.

— Vous a-t-on jamais annoncé en public, monsieur Perez ?

— Oui, à Sainte-Maxime, sur la Côte. C’est là que je passe mes vacances, on s’y retrouve avec une bande d’amis, les mêmes depuis toujours. J’entre dans le bistrot de la place et j’entends les copains crier d’une même voix : Fredo ! À cet instant-là, j’ai l’impression d’être quelqu’un.