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Après avoir subi les anecdotes amères, les discours désenchantés de Christian Grimault, après avoir écouté sans broncher la liste de ses amitiés défuntes, Frédéric saisissait cette occasion de lui prouver que l’amitié, chaleureuse, dépourvue de tout calcul, existait bel et bien.

— Mes copains ne portent pas de noms, leurs prénoms suffisent. Ils ne sont pas cinquante, ni même dix, mais juste trois. Dans une vie d’homme, c’est beaucoup. Éric, c’est la mémoire, la constance. Il n’oublie aucun événement, aucun engagement, aucun serment, ni même les défis idiots qu’on se lance à l’adolescence et qu’on s’empresse d’oublier à l’âge adulte. Éric préférerait mourir que de ne pas honorer une promesse, un rendez-vous. À chaque date importante pour moi, que l’occasion soit grave ou joyeuse, il m’envoie un mot. C’est sa façon à lui d’être toujours à mes côtés. Mon ami Christophe, c’est le don de soi. Le premier à se porter volontaire pour un déménagement, refaire les peintures, raccompagner tout le monde, garder les gosses ou vous prêter la somme qui vous manque cruellement. C’est celui qui transforme les corvées en bons moments. Je sais qu’il dira oui, quoi que je lui demande. C’est sa façon à lui d’être toujours à mes côtés. Et il y a Stéphane, celui à qui confier l’inavouable. Ce que l’on préfère taire aux autres de peur de les alarmer. Il est le premier que j’appelle en cas de coup dur, parce qu’il est solide, recueilli, rassurant. C’est sa façon à lui d’être toujours à mes côtés. Alors si ce soir vous avez voulu prouver que l’humanité est infréquentable, certes cela avait de la gueule, mais pour moi la démonstration était vaine. Je n’ai aucun besoin de lancer des invitations piégées à mes amis, de les mettre à l’épreuve, je leur fais confiance.

Ainsi donc l’aboyeur savait aboyer, se dit Christian.

— La confiance, dites-vous ? Sachez que dans un de ces salons j’ai accroché une huile sur toile de Canaletto de 18 cm sur 21, qui représente le campanile de San Pietro, estimée à 950 000 euros. Aucune surveillance ni système de protection. Je l’ai exposée pour que mes visiteurs en profitent. Une pièce que n’importe qui pourrait glisser sous son imperméable. Si pour vous ce n’est pas de la confiance !

Il avait beau jouer l’ironie, Christian Grimault respectait celui qui croyait encore aux sentiments, comme lui-même y avait cru jadis. Mais depuis qu’il avait fondé un empire, pactisé avec des fourbes et trahi des naïfs, après avoir entraîné son équipage vers des rives inconnues, après avoir débarqué des mutins, sauvé des naufragés, conduit tout le monde à bon port, après avoir aimé, puis brûlé ce qu’il avait aimé, puis oublié ce qu’il avait brûlé, après avoir tout perdu puis tout reconquis, après avoir enduré mille menaces, il aurait tant aimé croire, à cinquante ans, que les raisons du cœur passaient avant toutes les autres.

— Mes invités m’ont fait sans le savoir un sacré cadeau en ne venant pas. Par défaut, ils m’ont apporté la preuve formelle que j’étais un beau salaud. Si un seul d’entre eux s’était montré, j’aurais eu un doute, mais leur belle unanimité est une déclaration solennelle.

Si Frédéric Perez gardait foi en l’espèce humaine, l’aboyeur en lui bénéficiait d’un poste d’observation unique sur les insoupçonnables travers de ses contemporains. Après avoir annoncé les invités, que faire sinon épier leurs faits et gestes, deviner leurs enjeux, interpréter leurs déplacements, anticiper leurs embuscades, décrypter leurs stratégies, repérer les fausses embrassades, les retrouvailles contraintes ? Les mondains en quête de demi-mondaines, les affairistes toujours affairés, les poseurs qui moquent les endimanchés, les courtisans qui rêvent d’être courtisés, les artistes rayonnants mais vite éméchés, les riches ambitieux méprisant les ambitieux pauvres, les arrogants subitement obséquieux, les déplacés qui essaient de paraître. Quels que fussent l’occasion, l’heure et l’endroit, on retrouvait trois éternels prototypes : ceux qui ne font que passer mais qui restent, ceux qui attendent le bon moment pour serrer la bonne main, et ceux qui daignent s’entretenir avec une vague connaissance tout en guettant une compagnie plus en vue. À l’heure des cocktails se jouaient des intrigues souterraines, dérisoires, mais où toujours se révélait la nature profonde de chacun. Il en avait tant vu, tant vécu, lui, Frédéric Perez, scrutateur involontaire des mœurs des privilégiés. Un soir, un célèbre présentateur de télévision, trop infatué pour décliner son identité, lui avait lancé : Mais… vous ne regardez jamais la télé ? ! Lors d’une cérémonie d’ouverture, il avait accueilli avec emphase un vieil écrivain dont les romans avaient enchanté son adolescence : l’illustre auteur avait saisi à pleine main la médaille qui pendait à son gilet pour la comparer, subtile métaphore, à la récompense d’un concours canin. Frédéric Perez n’oublierait jamais ce fervent responsable syndical qui toute la soirée durant avait hélé le petit personnel à coups de hep hep ! Comme il se souviendrait longtemps de ce patron de clinique qui avait fait semblant de ne pas entendre qu’on réclamait un médecin pour une dame prise de malaise. Ni le rang social ni l’éducation ne laissaient supposer la manière dont un individu allait se comporter en représentation, une coupe de champagne à la main. Qui sait comment réagiraient un Stéphane, un Éric ou un Christophe s’il avait un jour à aboyer leurs noms ?

— Même ma directrice des ressources humaines n’est pas venue, c’est dire ! J’avais invité très peu de collaborateurs, excepté Joëlle, ma chasseuse de têtes. Elle embauche, débauche quand il le faut, se coltine les syndicats. Cette fille a un sens aigu des rapports humains, c’est la loyauté en personne. Et pourtant, ce soir je me demande quel signal elle a voulu m’envoyer en ne venant pas.

L’aboyeur ressentit le besoin de faire un geste vers son hôte qui peinait à masquer sa déception derrière un apparent détachement.

— Monsieur, je vais trahir la déontologie des aboyeurs. Cette Joëlle dont j’ai vu le nom sur la liste, c’est Mme Cochet-Groult ?

— C’est bien elle.

— J’ai pu constater par moi-même son talent de chasseuse de têtes. Lors d’une remise de Légion d’honneur, je l’ai vue planter là son cavalier pour se rapprocher d’un type seul, bien mis, P-DG d’une maison de disques. Un sens des rapports humains, dites-vous ? Il faut au moins ça pour emballer un inconnu sous les yeux du pauvre bougre qui la traitait comme une princesse. Elle débauche quand il le faut ? Elle et le disquaire sont partis bras dessus bras dessous avant même la remise de décoration. Alors, si la loyauté en personne n’est pas venue ce soir, n’ayez pas trop de regret.

— … ?

— Quand à M. et Mme Bronkaerts que vous évoquiez en début de soirée, ces associés qui venaient vérifier l’état de vos finances, je les ai annoncés, il y a à peine deux mois, durant la soirée très privée donnée par un certain M. Jugerman, à Genève.

— … Ernst Jugerman ? Mais c’est mon principal concurrent ! Mon rival de toujours !

— Ils se sont tombés dans les bras comme de vieux copains. Et manifestement, M. Bronkaerts semblait rassuré sur l’état des finances de M. Jungerman.

— … Je vais avoir besoin d’une autre vodka, monsieur l’huissier de cérémonie !

— Moi aussi. Je viens de commettre un crime, je ne vaux pas mieux qu’un homme d’Église qui aurait trahi le secret de la confession. Il faut que j’oublie ! Vodka !