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Dans la salle carrée, on repliait les tréteaux, on vidait les vases, on secouait les nappes. Au bar, Christian eut à peine le temps de saisir une bouteille de vodka qu’un serveur rangeait dans une caisse.

— Monsieur Perez, je devrais vous embaucher à l’année. Jadis des goûteurs testaient les plats avant leur maître afin de le préserver des tentatives d’empoisonnement. De la même manière, je pourrais vous présenter des individus avant de me décider à les inclure dans mon entourage. Vous me mettriez en garde contre les empoisonneurs.

— Ce métier-là existait aussi dans l’Antiquité, on appelait ça un nomenclateur. Un esclave romain était chargé par son maître de lui nommer les notables qu’il était bon de saluer, ou d’éviter, afin de servir sa carrière. Monsieur Grimault, je retiens votre proposition. Quand j’en aurai assez de ces déplacements à travers la France, quand je me serai lassé de retenir tous ces noms, tous ces visages, quand j’en aurai marre de dire : « profession aboyeur », ce jour-là j’entrerai peut-être à votre service. Je vous préserverai de vos amis, je démasquerai vos ennemis, que vous soyez l’hôte qui reçoit, ou l’hôte reçu.

Un serveur balayait autour d’eux, un autre enlevait la table où la bouteille de vodka était posée. Le verre à la main, ni l’un ni l’autre ne s’en aperçut.

— Je n’ai jamais compris pourquoi, reprit Christian, la langue française qu’on dit si précise ne possède qu’un seul mot pour désigner à la fois l’inviteur et l’invité. Il y a sûrement une explication sémantique, venue du fond des âges pour nous donner une bonne leçon de philologie, mais je ne la connais pas.

— Moi non plus. Mais que l’on soit l’inviteur ou l’invité, on en revient toujours à ce que disait Jean-Paul Sartre : l’enfer c’est les hôtes.

Christian Grimault sourit avec la bienveillance de l’adulte pour les mots d’enfant. Ce qu’il venait d’entendre n’en restait pas moins une bourde. Fallait-il éviter de vexer son aboyeur, dont on imaginait aisément le niveau de culture générale, et le laisser dans l’erreur ? Certes il avait une mémoire d’ordinateur quand il s’agissait de stocker des noms propres, mais que lui restait-il de ses années de lycée ? Y était-il seulement allé ? Au risque de paraître condescendant, Christian préférait l’instruire, comme il reprenait ses partenaires japonais ou américains sur leurs fautes de français pour leur éviter de se rendre ridicules en public.

— Vous faites sans doute une légère confusion. Dans sa pièce Huis clos, Jean-Paul Sartre fait dire à un de ses personnages : L’enfer, c’est les autres.

— Je sais, je l’ai lue. Mais c’est tout le temps comme ça quand j’essaie de faire de l’humour.

Christian Grimault éclata de rire et remplit à nouveau les verres en guise d’excuses.

— Si mes invités étaient venus ce soir, je n’aurais jamais fait votre connaissance. C’est à se demander si vous et moi avions une chance de nous rencontrer autrement qu’en aboyeur et en hôte délaissé.

— Impossible !

— Cela voudrait dire que, sans un hasard extravagant, un coup de théâtre inouï ou des circonstances abracadabrantes, un gars comme vous et un gars comme moi n’auraient jamais pu être amis ?

— Sans doute pas.

— Et si la vie avait plus d’imagination que nous ?

— … ?

— Nous avons à peu près le même âge, nous sommes nés à Paris, il est impossible que nous ne nous soyons pas déjà croisés.

— J’ai passé mon enfance dans les rues du XVIIIe, où je vis toujours. Rares sont les occasions de venir me promener sur votre rive, sauf l’été, avec ma petite famille. Nous allons bronzer au jardin du Luxembourg.

— J’y allais avec mon frère étant gosse, mais plus depuis quarante ans. Quand je veux prendre le soleil, je plante un transat dans ma cour d’honneur et le tour est joué.

— Auriez-vous une quelconque raison de venir dans mon coin, vers Clignancourt ?

— Aucune. J’aurais même du mal à vous citer ne serait-ce qu’une adresse de restaurant.

— Sauf votre respect, vous devez fréquenter des restaurants hors de mes moyens.

— Détrompez-vous, j’aime les gargotes. Ah le pot-au-feu de la mère Girard, rue des Bernardins !

— Je vais au restaurant uniquement pour goûter à des cuisines que je ne peux préparer moi-même, comme le thiéboudienne sénégalais ou les estouffades cantonaises.

— La cuisine chinoise, je la déguste en Chine, l’indienne à Madras, etc.

— Nous aurions eu du mal à nous retrouver voisins de table…

— Mais… le sport ? Vous êtes le genre de type à faire du sport, Frédéric.

— Avec mes trois complices, nous jouons au tennis une fois par semaine depuis quinze ans sur le toit d’un immeuble de la rue du Faubourg-Saint-Denis.

— Moi je nage pendant la nocturne de la piscine Blomet, métro Volontaires, le jeudi.

— Encore raté…

— Cherchons bien, nom de nom !

— Il m’arrive parfois d’aller au musée avec mes enfants. Je tiens à leur mettre de belles choses sous les yeux, si possible hors d’un écran. Orsay, Beaubourg, et bien sûr, le Louvre.

— J’adore ces trois musées mais… ils sont trop proches de chez moi. Dès que j’arrive à New York, je me précipite au MoMA, dès que je vais en Italie, je fais le détour par Florence pour revoir une énième fois les Offices, mais à Paris, toute cette beauté à ma porte, c’est plus fort que moi, impossible…

— Là c’est vous qui ne faites pas beaucoup d’effort, Christian.

— Un événement ? Un rassemblement quelconque ?

— Je n’ai jamais eu beaucoup de conscience politique, même jeune.

— Moi non plus.

— Je n’ai même jamais pris part à une manifestation. Ou alors si, une seule, vers la porte de Montreuil, pour une fermeture d’usine qui fabriquait je ne sais plus trop quoi.

— Quelle époque ?

— Toute fin des années 70.

— … ? Porte de Montreuil ? Mais… c’était une usine qui fabriquait des coques en résine pour des roulottes de chantier ?

— … ? Il me semble bien que c’est ça.

— Frédéric, nous avons trouvé ! Juin 1978 ! Pour moi aussi, c’est la seule manifestation de toute mon existence ! Je vous disais bien que la vie avait plus d’imagination que nous !

— On voulait même occuper l’usine pour empêcher la démolition ! Si ça se trouve, vous et moi avons fraternisé dans le cortège !

— … Empêcher la démolition ? Si j’ai participé à cette manif c’était au contraire pour accélérer la démolition de cette putain d’usine ! Des murs bourrés d’amiante ! Des machines à résine qui provoquaient des vapeurs toxiques !

— …

— …

— Lequel de nous a eu gain de cause, au final ?

— Aucun souvenir.

— Tant pis. C’est pas faute d’avoir essayé, monsieur Grimault.

— On a fait ce qu’on a pu, monsieur Perez.

Ils rejoignirent la cour d’honneur où régnait un inquiétant silence ; les musiciens avaient fichu le camp de cette maison de fous, leur chèque en poche. Toute la brigade du traiteur passa, les bras chargés de matériel. La salle carrée avait retrouvé sa disposition habituelle. Dans la bouteille de vodka, il restait de quoi servir deux ou trois shots.

— Maintenant que nous sommes seuls, je peux vous l’avouer, Christian. Vous aviez raison : nous nous sommes déjà croisés par le passé.

— … ?

— J’ai annoncé votre nom il y a quatre ou cinq ans, lors d’un dîner caritatif en faveur de la recherche contre le cancer, au Pavillon Bagatelle.

— C’est possible. Le genre de truc à 3 000 euros le couvert. Je me laisse facilement embringuer, ça doit me donner bonne conscience.